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Cuisiniers animés par la quête du « bon » et du « bien manger », convaincus de la nécessité de « faire sa part », avez-vous remarqué comme la recherche de vertu alimentaire s’étend ? Après des années de focus sur l’amont (de bons produits de saisons, cultivés ou élevés aussi localement que possible et de façon soutenable, si possible distribués via des circuits courts) c’est désormais également l’aval que nous sommes incités à optimiser : « 10 astuces pour limiter le gaspillage alimentaire », « ma cuisine zéro déchet »… Les articles, ouvrages et initiatives sur le sujet se multiplient. A chaque fois ou presque, le même angle : mieux maitriser nos achats alimentaires et ce que nous en faisons en cuisine, pour réduire au maximum ce que nous jetons.
Source : site internet ADEME
C’est évidemment frappé au coin du bon sens et tout à fait louable… mais cela n’occulterait-il pas l’ampleur et la complexité du sujet ? En laissant une fois du plus penser que les petits gestes individuels peuvent suffire, là où les solutions doivent être pensées à l’échelle collective… Pour espérer approcher l’objectif de -50% de gaspillage alimentaire entre 2015 et 2025[1], il est en effet nécessaire d’appréhender le sujet de façon globale. Si l’on ne peut nier que les poubelles de nos cuisines sont trop remplies, le gaspillage alimentaire n’est pas l’apanage du consommateur final, il existe tout au long de la chaine de valeur.
Déjà, de quoi parle-t-on ? Les pertes et le gaspillage alimentaire, ce sont les 30% de production qui ne seront finalement pas consommés[2]. En France, cela représente 10 millions de tonnes de denrées perdues chaque année, estimées à 16 milliards d’euros[3]. Si c’était un pays, ce serait le 3ème plus gros pollueur au monde, juste derrière la Chine et les USA. Ce sont non seulement des émissions de gaz à effet de serre (3% de nos émissions)[4] et l’exploitation de ressources naturelles « pour rien », mais aussi des déchets à traiter.
Et quand on regarde de plus près, on voit que toute la chaîne de valeur est concernée : 32% au niveau du producteur (avant et/ou après récolte), 21% chez le transformateur, 14% chez le distributeur et 33% au niveau du consommateur[5]. Face à ces enjeux colossaux, on comprend vite que le salut ne reposera pas uniquement sur le fait de cuisiner ses fanes de radis et d’accommoder les restes…
Source : site ADEME
Alors, quelles pistes ?
Trois lois adressant le sujet[6], de multiples réflexions et initiatives… De nombreux leviers ont été identifiés, s’articulant autour de deux axes : la réduction à la source, et pour les pertes qui ne peuvent être évitées, une meilleure valorisation. Certains de ces leviers étant d’ordre systémique, d’autres se heurtant à des difficultés opérationnelles ou à des résistances culturelles, les degrés de mise en œuvre sont encore assez inégaux… Parmi les plus saillants, on peut citer :
- Au niveau de la production agricole : adaptation des pratiques afin de limiter la quantité de produits abîmés pendant la récolte ou laissés au champ, mise en place de filières de glanage, de filières de valorisation des produits trop abimés (à destination de l’alimentation animale notamment),
- Au niveau de la transformation : allègement des cahiers des charges des acheteurs (limitant le rejet de produits pourtant parfaitement propres à la consommation), développement des contrats non exclusifs (permettant aux producteurs d’écouler leurs surplus de production), diminution du nombre de références, révision pour certains produits des dates de DDM,
- Au niveau du transport et de la logistique : raccourcissement des chaînes, réduction du temps et amélioration des conditions de stockage,
- Au niveau de la distribution : évolution des pratiques commerciales (favoriser les promotions sur DLC plus que sur lots), évolution des pratiques de gestion des stocks (ce qui supposerait que les consommateurs acceptent plus facilement les ruptures de stock), développement d’offres de produits cuisinés à partir des invendus et/ou de filières de transformation des produits abimés, programmes de paniers vendus à prix cassés, dons aux associations, vente de produits « hors calibre » ou à durée de vie courte via des distributeurs spécialisés,
- Restauration (collective et commerciale) : réduction du nombre de plats proposés, accommodation des restes de la veille pour la restauration collective, adaptation des portions (2 tailles d’assiette dans les cantines par exemple), développement du doggy-bag, supplément de prix en cas de restes dans l’assiette des restaurants à volonté,
- Gestion des biodéchets : pour la part d’aliments qui ne pourra être sauvée, le compostage permet au moins un retour à la terre ; si les filières se développent bien pour les gros émetteurs, les solutions restent insuffisantes (voire inexistantes) à l’échelle des particuliers urbains. Sachant qu’il deviendra obligatoire pour tous à compter de 2025, pourquoi attendre plus longtemps pour mettre en place les dispositifs ad-hoc ?
Et à l’échelle de nos cuisines domestiques, que faire ?
Une fois la vision d’ensemble dressée, on peut revenir au rôle du consommateur dans cette chaine complexe. Il est bien entendu loin d’être secondaire : parce que ses choix influent sur les options prises par les maillons amont de la chaine, et parce qu’un tiers du gaspillage se joue à son niveau. Alors, concrètement, que faire ?
Les démarches zéro déchet, qui vont au-delà de la nourriture et ciblent également les contenants, contribuent grandement à la réduction du gaspillage, en s’attachant à n’acheter que ce qui sera consommé (menus prévus à l’avance, achats des justes quantités grâce au vrac) et à cuisiner tout ce que l’on achète (valorisation de toutes les parties du produit, gestion des éventuels restes). L’approche vise également à cuisiner les ingrédients « isolés », en faisait preuve de créativité ou en recourant aux nombreuses applis sur ce thème (Frigo magic, Kitchenpal, section dédiée sur Marmiton, …).
On connait bien les incitations à acheter des « fruits et légumes moches », mais on pense moins aux fruits seuls (les bananes esseulées trouvant rarement preneur par exemple) ou aux emballages abimés.
On sait que les DDM (ex DLUO) sont indicatives et qu’il serait dommage de jeter un paquet de pâtes « périmé », mais nous sommes encore peu nombreux à avoir le réflexe de choisir le pot de yaourt proche de la DLC alors même que nous savons que nous le consommerons le soir même…
Et si on commence à bien connaitre le principe des paniers d’invendus proposés à bas prix (Too good to go, Phenix, …), on pense moins au fait de donner ses propres « surplus », que ce soit via des circuits organisés (Geev, Hophopfood, Mummyz…) ou tout simplement autour de soi.
Les leviers d’action ne manquent pas ; certains sont totalement à notre main, d’autres plus systémiques, certains sont déjà opérationnels, d’autres plus prospectifs… mais les enjeux sont tels qu’il serait dommage de se limiter aux ‘low hanging fruits’ : à nous tous de jouer, sur autant de tableaux que possible !
[1] Pacte National de lutte contre le gaspillage alimentaire (2013) & loi AGEC (2020)
[2] Source : FAO (Organisation pour l’agriculture et l’alimentation) des Nations Unies
[3] Source : ADEME – Etat des lieux des masses de gaspillage alimentaire (2016)
[4] Source : ADEME – Etat des lieux des masses de gaspillage alimentaire (2016)
[5] Source : ADEME – Etat des lieux des masses de gaspillage alimentaire (2016)
[6] Loi Garot (2016), loi EGALIM (2018) et loi AGEC (2020)