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Les agriculteurs ont manifesté le 8 février à l’appel du syndicat des betteraviers et de la FNSEA suite à la décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 19 janvier qui stipule que les Etats-membres de l’Union ne peuvent déroger à l’interdiction des néonicotinoïdes interdits de mise sur le marché en Europe depuis 2018. Cela tend à montrer que les agriculteurs font désormais face à trois types de crises.
Les crises agricoles traditionnelles
Le premier type de crises auxquels les agriculteurs sont confrontés correspond aux crises traditionnelles de l’agriculture : mauvaises récoltes, baisse des prix… Si l’on reprend l’exemple de l’affaire des néonicotinoïdes, la crise agricole traditionnelle en l’occurrence a pour origine la présence d’un puceron vecteur de la jaunisse de la betterave.
Ces crises sont donc notamment liées au rapport que les agriculteurs entretiennent avec leur environnement immédiat (conditions climatiques, espèces nuisibles et ravageurs, maladies des plantes ou des animaux…) et à leur environnement familier, à savoir la relation qu’ils peuvent avoir avec les parties prenantes traditionnelles à l’activité agricole que sont leurs clients (coopératives, grande distribution), leurs fournisseurs, les administrations publiques, ou encore les institutions européennes (PAC) et internationales (Organisation mondiale du commerce, OMC). Familier ne signifie pas nécessairement que ces parties prenantes agissent toujours dans l’intérêt des agriculteurs, du moins aux yeux de ces derniers.
Ces crises ont avant tout une dimension économique et peuvent se traduire par des pertes financières, voire des faillites. Dans un tel contexte, nombre d’agriculteurs tendent à considérer que la meilleure réponse à apporter à ce risque de nature économique réside dans l’amélioration de la compétitivité de leur exploitation et, plus largement, de l’agriculture française. Ceux-ci revendiquent par conséquent une réduction des charges et de la « surrèglementation », une forme de protection face à une concurrence étrangère jugée souvent déloyale et à la possibilité d’utiliser tous les moyens que la science et la technologie mettent à leur disposition pour pouvoir produire (chimie, biotechnologies et numérique).
La crise de l’agribashing
Le second type de crise est apparu en France à partir des années 2010, même si on a pu en avoir un avant-goût à compter des années 1990, notamment avec la lutte contre les OGM.
En ce qui concerne les néonicotinoïdes, la crise est ici liée là aux critiques émises par une partie des associations environnementales et des médias à propos de l’usage de ces insecticides. Ces associations, qui se sont dites satisfaites de la décision de la CJUE, en sont d’ailleurs à l’origine puisque, initialement, c’est le réseau Pesticide Action Network Europe (PAN Europe), Nature & Progrès Belgique et un apiculteur belge qui ont déposé une demande auprès du Conseil d’Etat de Belgique d’annuler la dérogation belge, ce dernier soumettant la question à la CJUE « afin de déterminer s’il est possible […] de déroger à l’interdiction de mise sur le marché et d’utilisation en extérieur de semences traitées à l’aide de ces produits ».
Ce type de crise est donc lié au rapport des agriculteurs avec leur environnement moins immédiat et moins familier, compte tenu de l’émergence de parties prenantes nouvelles à leur activité ces dernières années : des médias généralistes (dont les grands symboles sont les émissions de télévision présentées par Elise Lucet et Hugo Clément), des associations ou des collectifs de protection de l’environnement ou de protection animale, des leaders d’opinion, des lanceurs d’alerte, des groupes et des individus radicaux, qui recourent à des actions de désobéissance civile, voire à des sabotages, des riverains d’exploitations, ou de simples citoyens (qui répondent à des sondages, signent des pétitions, adhèrent à des associations ou à des AMAP, ou arbitrent quotidiennement entre différents modes de production dans leurs actes d’achat de produits alimentaires). Or, celles-ci ont souvent un positionnement critique par rapport à certains aspects du mode de production conventionnel – produits phytosanitaires, élevage intensif, utilisation de l’eau aujourd’hui – dans un contexte plus général de « cadrage médiatique » autour de la « bataille des modèles » entre le conventionnel et le bio.
Il s’agit ici d’une crise qui est plutôt de nature réputationnelle (est mise en cause l’image de l’agriculture et des agriculteurs dans l’espace public, à savoir les médias traditionnels et sociaux, l’édition, les arts…), voire sécuritaire et économique dans certains cas (avec un manque à gagner ou des frais occasionnés par des destructions et des dégradations de biens le cas échéant). L’agribashing est bien évidemment le terme qui a servi à caractériser cette crise aux yeux d’une partie notable des agriculteurs.
Pour lutter contre ce risque à la fois de nature réputationnelle et sécuritaire, deux types de réponses ont été privilégiés. (1) Des actions en justice visant notamment des individus et des groupes qui s’étaient introduits illégalement dans des élevages et la mise en place par les pouvoirs publics de la Cellule Déméter. (2) La mise en avant d’une communication directe vers les citoyens-consommateurs de la part des agriculteurs en s’appuyant sur leur bonne image dans la société française et sur les « bonnes pratiques » de certains d’entre eux sur les réseaux sociaux.
Les crises globales majeures
Enfin, les agriculteurs sont désormais aussi confrontés à un troisième type de crise lié aux relations que le monde agricole entretient avec son environnement global.
Toujours à propos des néonicotinoïdes, on peut voir qu’une décision de justice européenne, liée à la base à une procédure judiciaire belge provoquée notamment par la branche européenne d’un vaste réseau international d’organisations antipesticides (PAN) composé d’organisations de plus de 90 pays, a un impact direct sur la prise de décision du gouvernement français et, en définitive, sur les usages des agriculteurs français.
On en a eu quelques autres exemples de ce type de crises depuis quelques temps avec des évènements climatiques extrêmes, la multiplication récente de maladies animales (comme les différentes grippes aviaires ou pestes porcines) ou de plantes (à l’instar de la bactérie Xylella fastidiosa qui s’attaque notamment aux oliviers et à des centaines de plantes) dont l’origine est étrangère, ou encore l’effet des sanctions décidées contre la Russie en 2014 suite à l’annexion de la Crimée ukrainienne par celle-ci.
Mais on voit bien que cela s’est systématisé et intensifié depuis 2020, avec la crise sanitaire, les effets de plus en plus tangibles du dérèglement climatique, la guerre en Ukraine, le grand retour de l’inflation et la hausse des taux d’intérêt, la crise énergétique, la fragilisation des démocraties libérales, la concrétisation du Brexit, les tensions et le découplage Etats-Unis-Chine, le processus de « démondialisation »… A un point tel que l’on parle désormais de permacrise et de polycrise, termes qui ont fait leur entrée dans le dictionnaire en langue anglaise en 2022.
Permacrise est la contraction des termes « crise » et « permanente » (cela n’a rien à avoir avec la permaculture). C’est donc l’idée selon laquelle, depuis 2020, nous vivons des crises majeures de façon permanente. Le terme polycrise, lui, renvoie à la multiplication de ces crises qui se produisent de façon simultanée, à l’interaction entre celles-ci qui contribue à les amplifier – pour l’historien Adam Tooze, « dans la polycrise, les chocs sont disparates, mais ils interagissent de sorte que l’ensemble est encore plus écrasant que la sommes des parties », leur impact global dépasse la somme de chaque partie – et au fait que la résolution d’une crise peut très bien en aggraver une autre.
Le concept BANI du futurologue Jamais Cascio permet aussi de saisir quelque peu le sens de ce qui se produit depuis quelques années. BANI est l’acronyme de Brittle, Anxious, Nonlineary, Incomprehensible. Il décrit donc un monde devenu friable, anxieux, non-linéaire et incompréhensible. Ainsi, pour Jamais Cascio, le monde est friable dans le sens où « les choses qui sont fragiles semblent solides, peuvent même être solides, jusqu’à ce qu’elles atteignent un point de rupture, et alors tout s’effondre ». Il est également non-linéaire à partir du moment où « la cause et l’effet sont apparemment déconnectés ou disproportionnés » : des « petites décisions finissent par avoir des conséquences importantes, bonnes ou mauvaises », tandis que « d’énormes efforts » peuvent avoir « peu d’effets ».
Cela fait écho à la notion de risque global que le Forum économique mondial (WEF) définit ainsi dans l’édition 2023 de son rapport annuel The Global Risks Report : « la possibilité de survenance d’un événement ou d’une condition qui, s’il se produisait, aurait un impact négatif sur une proportion importante du PIB, de la population et des ressources naturelles mondiales ». Il identifie cinq types de risques globaux : les risques économiques (ex. chocs et volatilité du prix des matières premières), environnementaux (ex. catastrophes naturelles et phénomènes climatiques extrêmes), géopolitiques (ex. conflits interétatiques), sociétaux (ex. pandémies) et technologiques (ex. cybermenaces et cyberattaques).
Tout ceci a bien évidemment des incidences sur l’agriculture française et sur l’activité des agriculteurs, tant sur les récoltes suite à des phénomènes climatiques extrêmes avec, par exemple, des épisodes de gel tardif ou des sécheresses, que sur le prix et/ou la disponibilité de certaines fournitures, sur des débouchés (marchés de l’Ukraine et de la Russie) ou sur le plan réglementaire (compte tenu des mesures adoptées pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, à l’instar de ce que l’on a pu observer récemment aux Pays-Bas par exemple).
Le monde paysan fait face depuis des temps immémoriaux à de multiples crises. Mais, comme on a pu le voir, de nouvelles formes de difficultés sont apparues plus récemment pour les agriculteurs dans leur rapport à leur environnement non immédiat et non familier, avec la crise de l’agribashing, et désormais, dans leur rapport à leur environnement global, avec les crises majeures globales. Cela signifie (1) que le monde agricole doit sérieusement prendre en compte les rapports qu’il peut entretenir avec son environnement, par-delà les parties prenantes traditionnelles à son activité qui représentent son environnement familier, et (2) doit avoir une approche transversale à 360° en s’intéressant notamment aux interactions entre les différentes formes de risques auxquels il doit faire face : risques géopolitiques, climatiques, économiques, sociétaux, techniques, etc.
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