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Le regretté Hans Rosling a publié il y a quelques années un livre qui a eu alors un grand retentissement international, Factfulness (Flammarion, 2019). Sa thèse est que nous avons une vision déformée de la réalité qui nous empêche de voir le monde tel qu’il est vraiment. Or, il semble bien qu’en France, nous nous heurtons aussi souvent à une même vision déformée de la réalité de ce qu’est l’économie, la société ou la société civile. Cela paraît particulièrement prégnant pour tout ce qui a trait de près ou de loin à l’agriculture et à l’alimentation.
Notre perception de la réalité semble être, en effet, bien souvent déformée par un certain nombre de biais. On peut en identifier dix.
(1) Le biais négatif
Notre cerveau est, pour des raisons de réflexe de survie de l’espèce, spontanément attiré par ce qui est négatif. Il en est de même en général pour les médias, mais aussi pour les syndicats, les partis d’opposition, le monde associatif, des experts, des groupes de pression, ou la plupart de ceux qui s’expriment sur les réseaux sociaux numériques. On tend ainsi à se concentrer sur les problèmes, les risques, les menaces, les crises, les tensions, les conflits, les accidents, la violence, les controverses, les critiques… L’un des meilleurs moyens sans doute de lutter contre ce biais négatif est de promouvoir ce que l’on peut appeler un « biais de gratitude ». Il semble, en effet, nécessaire de faire preuve de gratitude à l’échelon collectif en étant conscients et reconnaissants pour les bonnes choses qui se produisent. On le faisait par rapport aux soignants lors du premier confinement. C’est ce que nous devrions faire de temps en temps face au « miracle » de l’abondance de nourriture dans les rayons de nos magasins, y compris dans des temps difficiles.
(2) La biais optimiste
Paradoxalement, le biais négatif peut très bien cohabiter avec un biais optimiste qui nous amène à penser que l’on finira bien par s’en sortir. C’est ce que pensent les consommateurs qui se disent que, quoi qu’il en soit, les rayons alimentaires seront toujours pleins. C’est ce que nombre d’agriculteurs ont en tête en s’appuyant sur l’idée que l’agriculture française est la meilleure et la plus durable du monde, sur leur foi envers la science et la technologie, qui finiront bien par nous sauver comme cela a toujours été le cas jusqu’à présent, sur le caractère effectivement indispensable de leur métier et la fonction nourricière de l’agriculture ou encore sur l’idée selon laquelle la « majorité silencieuse »… et Julien Denormandie les soutient. Or, on le sait, le biais d’optimisme peut nous inciter à ignorer certains risques et contribuer à justifier un statu quo.
(3) Le biais de l’ultracrépidarianisme
L’ultracrépidiarianisme est cette tendance à s’exprimer sur des sujets sans véritablement les connaître, à parler sans vraiment savoir. Nous le faisons tous, mais cela contribue très largement à biaiser notre vision des choses car lorsqu’on ne se base pas sur une connaissance précise de la réalité, on va tendre à s’appuyer sur une vision souvent pleine de préjugés (positifs ou le plus souvent négatifs) et/ou de nature éthique (c’est bien vs. c’est pas bien), et à projeter sur la réalité nos craintes ou nos espoirs. C’est en grande partie le cas de la société vis-à-vis des secteurs agro-agri. Les enquêtes d’opinion tendent souvent à indiquer que les connaissances que les personnes interrogées peuvent avoir de ces secteurs d’activités sont relativement faibles. Ces dernières n’en ont pas moins un avis sur le sujet. On peut donc parler davantage de préjugé en l’occurrence avec des préjugés généralement positifs sur les agriculteurs, l’agriculture bio ou le local et des préjugés le plus souvent négatifs sur les produits phytosanitaires, l’élevage intensif ou les industriels. Ainsi, dans une enquête Opinion Way pour Terre & Humanisme publiée en janvier 2022, 87 % des personnes interrogées considèrent l’agroécologie comme une alternative souhaitable au modèle actuel, alors qu’elles sont seulement 17 % à savoir exactement ce que c’est. Mais, reconnaissons-le, on peut aussi bien souvent parler d’ultracrépidiarianisme à propos de la perception de la société par le monde agricole et les industriels de l’agroalimentaire.
(4) Le biais idéologique
En France, sans doute plus qu’ailleurs, on tend à voir la réalité avec des lunettes idéologiques. Tout le monde est concerné de près ou de loin. Nous voyons tous la réalité avec un regard largement biaisé par nos valeurs, nos convictions, notre vision du monde…
(5) Le biais de confirmation
Ceci tend à être renforcé par le biais de confirmation qui nous amène à ne tenir compte que des informations qui valident et qui renforcent notre vision des choses et à rejeter celles qui les contrarient ou les infirment. Les algorithmes et les réseaux sociaux confortent bien évidemment cette tendance. Nous ne voyons donc pas les faits tels qu’ils sont, mais des éléments qui nourrissent notre indignation ou nos convictions. Cela concerne aussi notre perception des résultats des études scientifiques.
(6) Le biais dichotomique
Cela tend à nous inciter à avoir une vision manichéenne et dichotomique. On va ainsi accepter spontanément tout ce qui vient de notre « camp » et, parallèlement, rejeter tout ce qui peut venir du camp adverse. On le voit bien entre les partisans du bio et du conventionnel, ou entre les agriculteurs et la grande distribution. Or, la réalité est bien évidemment plus complexe et ne se réduit pas à une logique binaire du « noir ou blanc ». En outre, on s’interdit ainsi de voir que dans l’autre « camp », il peut y avoir des idées qui peuvent être des sources d’inspiration ou même des critiques dont il faut tenir compte.
(7) Le biais d’amalgame
Le biais d’amalgame tend à nourrir cette vision dichotomique. C’est le réflexe qui consiste à partir d’une situation spécifique et à en tirer des conclusions générales pour l’ensemble des acteurs ou d’un système de production. Si l’on suit ce point de vue, l’affaire Buitoni n’est pas qu’une défaillance ponctuelle. C’est le reflet d’un dysfonctionnement intrinsèque du système de production alimentaire industriel. De l’autre côté, on tend aussi souvent à tirer des conclusions générales d’actions illégales et violentes perpétrées par quelques groupes radicaux et à établir un amalgame entre ceux-ci et l’ensemble des ONG légalistes.
(8) Le biais d’intentionnalité
On va tendre à considérer que ce qui se produit, a fortiori lorsque cela contrecarre notre vision des choses et/ou nos intérêts, est toujours le fruit d’une intention, généralement malveillante de la part de nos adversaires. D’un côté, on va ainsi voir la main des lobbies partout. De l’autre, c’est le poids des ONG ou la mauvaise volonté des consommateurs qui sont incriminés. Ainsi, le monde agricole se plaint souvent de la relative faible part des dépenses alimentaires dans les dépenses de consommation des Français, de l’ordre de 12-13 %, en fustigeant souvent ces derniers qui feraient preuve d’une mauvaise volonté à leur encontre. Même si certains Français peuvent arbitrer à un moment donné entre dépenses alimentaires et dépenses de loisirs ou de technologies, la tendance de fond est que, lorsqu’un pays s’enrichit, de facto, la part consacrée à l’alimentation dans le budget des ménages tend à se réduire.
(9) Le biais du bouc émissaire
Ce biais nous amène très souvent, en particulier en période de crise, à être tentés d’identifier une seule source à nos problèmes et donc une seule solution pour les résoudre (le fameux « yakafokon »). Ainsi, si l’on est écologiste, on va tendre à considérer que tous les problèmes de l’agriculture française proviennent de la FNSEA, des agrochimistes, des agroindustriels ou des « lobbies ». Si l’on est agriculteur, on va estimer que tous les problèmes viennent, au choix, des « écolos », de la grande distribution, de l’administration, de Bruxelles, de la concurrence internationale, des « bobos »… Là aussi, cela aboutit à faire fi de la complexité des choses, de la multiplicité des origines de telle ou telle difficulté et des effets souvent pervers des solutions « simples ».
(10) Le biais du « business as usual »
On peut parler aussi du biais du « cercle de la raison » cher à l’essayiste Alain Minc. Il nous conduit à regarder la réalité présente et a fortiori l’avenir avec une vision qui est largement façonnée par ce que l’on sait du passé récent. C’est la tentation de « prolonger la courbe ». On a bien du mal, en effet, à envisager et à penser les chocs, les ruptures, les « cygnes noirs » (ces événements hautement improbables, mais qui changent tout) car on est souvent prisonniers de schémas mentaux. La viande artificielle ? Non, ça ne va jamais marcher ! Les fermes verticales ? Non plus, aucune chance. Les insectes comestibles ? Pareil ! On pourrait multiplier les exemples. Rien ne dit effectivement que cela puisse marcher. Mais, il paraît tout de même être très risqué d’écarter d’emblée l’hypothèse que cela puisse être le cas et donc impacter différentes filières. Plus largement, de nombreux exemples montrent que des idées alors perçues comme utopiques, loufoques, ringardes… se sont avérées finalement pleines de bon sens à un moment donné parce que les circonstances avaient changé. On l’a bien vu récemment avec la technologie de l’ARN messager. En janvier 2020, Ugur Sahin, l’un des co-fondateurs du laboratoire allemand BioNTech, réalise que l’épidémie va se répandre rapidement. Il essaie alors de convaincre ses collaborateurs que la technologie d’ARN Messager développée par BioNTech pourrait servir à déclencher une réponse immunitaire contre ce nouveau virus. Il se heurte alors à l’incrédulité de son équipe qui lui dit que ce n’est pas possible. Il réussit néanmoins à les convaincre en leur conseillant de changer d’approche compte tenu du caractère totalement inédit de la situation. Et BioNTech a développé le premier vaccin anti-Covid validé par l’Agence européenne du médicament.