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J’ai le plaisir d’accueillir un nouveau contributeur sur StripFood, c’est Philippe Briffault. Je suis ravi car Philippe est non seulement le confondateur de la belle marque YOOJI, qui a bougé les lignes sur le marché du babyfood, mais également car nous nous connaissons depuis belle lurette et que j’apprécie particulièrement son regard d’expert marketing et sa capacité à décrypter avec justesse notre environnement mouvant.
Stéphane Brunerie.
Les contraintes règlementaires européennes adoptées pour protéger les consommateurs ont limité les claims santé et fortement réduit la catégorie « alicaments » qui connaissait un vrai essor à la fin des années 2000.
A la place de ces claims désormais difficiles à justifier, beaucoup de marques alimentaires ont repositionné leurs offres et lancé des innovations avec des bénéfices émotionnels, promettant des effets positifs sur l’humeur et l’esprit. Simple astuces marketing ou véritable tendance culturelle sous-jacente ?
Un coup d’arrêt donné par l’Europe à l’expansion des allégations nutritionnelles et de santé
En 2006, l’Union Européenne adopte un règlement pour encadrer la prolifération des allégations nutritionnelles et de santé sur les produits alimentaires. A l’époque, toutes les marques développent en effet des claims pour promettre une meilleure santé en consommant leurs produits. On parle même d’« alicaments ». Cette cacophonie s’accompagne de différences de législations d’un pays à l’autre. Il est donc nécessaire d’harmoniser les pratiques et de mettre un cadre.
Pour protéger les consommateurs, le règlement décide que seules les allégations reposant sur des preuves scientifiques pourront désormais être utilisées sur un produit, en fonction des ingrédients qu’il contient. Une liste d’allégations autorisées sera publiée et mise à jour régulièrement, dans laquelle les marques devront venir puiser. Les allégations non présentes dans la liste ne seront plus autorisées.
La première liste est publiée en 2012. Elle est régulièrement complétée ou amendée depuis.
Les conséquences en sont immédiates pour l’industrie alimentaire.
La grande lessive : les marques modifient leur positionnement, à l’exemple d’Actimel qui devient la boisson de la « résilience positive »
Parmi les exemples de réétiquetage et de changement de positionnement, on peut citer Actimel.
Avant la mise en place de ce règlement, la marque de Danone proclamait que boire une de ses petites bouteilles chaque matin, « aide à renforcer les défenses naturelles de l’organisme », « les effets sont testés scientifiquement ».
Malheureusement, les ingrédients utilisés et leurs allégations santé ne sont pas retenus dans la liste européenne. En 2014, la marque lance donc une nouvelle plateforme, qui continue à parler de santé, mais avec un claim beaucoup plus générique. Actimel devient le « geste santé du matin ».
Depuis, c’est même un claim encore plus générique qui est utilisé, « Stay strong »
Ce film plateforme de 2017 parle même de « résilience positive », de « ne rien lâcher » dans un monde hostile. Actimel aide désormais notre mental à rester motivé et, par notre attitude, à inspirer les autres.
Cette évolution d’Actimel me paraît être un exemple parfait de ce mouvement de fond dans le food qui a conduit au remplacement des allégations santé et des bienfaits apportés au corps, par des allégations émotionnelles et des bienfaits pour l’esprit et l’humeur du consommateur, par la médiation du corps.
Plusieurs exemples de ces allégations émotionnelles, voire spirituelles
Certains parlent d’allégations « fonctionnelles ».
Il me semble que l’on va désormais plus loin et que l’on promet d’induire par la consommation du produit un sentiment ou un état d’esprit. Quand Actimel parle de « résilience positive », on est bien au-delà du bénéfice fonctionnel.
D’autres marques peuvent être citées en exemple :
- » Le magicien bio « :
Toute une gamme de boissons avec des bienfaits pour le corps et l’esprit : rêves, énergie, amour, mental, détente. Elles sont composées avec des plantes reconnues pour leurs bienfaits (comme la sarriette, une plante aphrodisiaque, pour la recette « Amour »)
- « Algaé »: des préparations associant de la spiruline à d’autres superfruits ou des ingrédients naturels avec des bénéfices émotionnels (prix spécial du Sial innovation 2020) :
- PepsiCo, qui se lance avec la marque « Driftwell» sur le marché des boissons anti-stress et favorisant le sommeil, en utilisant un acide aminé, la L-théanine
- Des barres sous la marque « Goodness Co.», qui sont de véritables petits rituels à consommer toutes les 4 heures tout au long de la journée avec des ingrédients et des bénéfices variables suivant les besoins du moment (la marque parle de « nutrition circadienne ») :
- La gamme de thés bien-être de la marque « Kusmi Tea » (Sweet Love, Boost, Be Cool, etc.)
- A l’extrême, aux USA (où le cannabis est légal dans plusieurs états), on observe un développement rapide de boissons infusées à base de cannabis. Une catégorie dans laquelle les stars investissent, comme Gwyneth Paltrow qui vient d’entrer au capital de la marque « CANN». L’actrice voit dans le cannabis un « hero ingredient of the future » pour le bien-être.
Qu’est-ce que cela traduit comme tendance culturelle sous-jacente ?
On pourrait taxer ces produits d’artifices marketing et de réponses astucieuses pour échapper au cadre réglementaire et tromper le consommateur. Il me semble que ce serait un peu court.
Comme souvent, les marques alimentaires, de manière consciente ou non, traduisent en réalité business des évolutions culturelles bien plus importantes.
En prenant un peu de recul, ces produits me semblent en effet renouer, par leurs ingrédients naturels et leur composition, avec toute une tradition culturelle qui donne à l’alimentation un rôle important dans le bien-être, l’état psychologique, le bonheur et la possibilité d’affronter des moments difficiles et de retrouver une certaine sérénité.
« L’alimentation est ta première médecine » est en train de (re)devenir : « l’alimentation est ta première alliée pour ton état d’esprit ».
Au travers de tous ces produits, c’est la promesse et la croyance que l’alimentation influe sur le corps mais qu’en même temps, elle influe sur l’esprit.
On retrouve ainsi une conception de l’homme comme association inséparable d’un corps et d’un esprit, sans domination de l’un sur l’autre. Un corps et un esprit également reliés à la nature, par les ingrédients que l’homme assimile, ainsi qu’au cosmos, par les moments où certaines marques conseillent de consommer ces produits.
On retourne ainsi à une anthropologie pré-moderne, plus populaire, moins scientifique, avant la séparation cartésienne de l’esprit et du corps.
Pas étonnant que cela se fasse en même temps que le développement d’une médecine plus holistique et plus douce. Une tendance liée à une méfiance croissante vis-à-vis de la médecine techno-scientifique associée, au travers parfois de thèses complotistes, à « Big pharma », etc.
L’alimentation se place ainsi dans la voie tracée par les médecines douces qui sont recherchées pour leurs promesses de soigner le corps et l’esprit.
On pourrait à mon sens parler d’une alimentation plus « chamanique », passant ainsi des fameux alicaments à des aliments chamaniques, voire magiques (voir le chapitre 3 du livre La Société Mosaïque de Jolanta Bak). Ceci, alors même que le cinéma nous a récemment proposé le film « Un monde plus grand » avec Cécile de France dans le rôle d’une femme qui se découvre chamane lors d’un voyage en Mongolie.
C’est finalement une alimentation « plus grande » que ces marques nous proposent.
Place au « réenchantement de l’alimentation » avec des « alichantements ».
Pour aller plus loin sur ce thème du corps et de l’esprit, je vous conseille : Anthropologie du corps et modernité, par David Le Breton, paru aux PUF pour la 1e fois en 1990 (7e édition en 2013).
Lien vers le site et le blog de Philippe Briffault : https://briffault.consulting