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Sihem DEKHILI (PhD) est Professeure HDR, Directrice de recherche à l’ESSCA School of Mangement (Laboratoire BETA-CNRS). Elle a initié en 2017 le Groupe d’Intérêt Thématique GIT-afm « Marketing et Développement durable ». Ses principaux thèmes de recherche ainsi que les projets doctoraux qu’elle dirige sont focalisés sur le marketing durable et la consommation responsable. En 2021, elle a dirigé l’ouvrage “Le Marketing au service du Développement durable, repenser les modèles de consommation» (ISTE-WILEY), et co-écrit l’ouvrage « Marketing durable » (Pearson) qui a remporté le prix Syntec-FNEGE du meilleur ouvrage en management. De formation ingénieure agro, elle porte une vision optimiste sur l’évolution de notre société de consommation. Son crédo : il faut utiliser les techniques bien rodées du marketing pour faire évoluer nos offres et nos comportements en profondeur. Souvent pointé du doigt, et si le marketing était un des leviers les plus puissants de la transition alimentaire ?
La formule « marketing durable » est-elle un oxymore ? Peut-on vraiment favoriser une consommation plus durable ?
Je n’ai aucun doute là dessus, le marketing, comme interface entre l’offre et la demande est une pièce maîtresse de la transition alimentaire, un véritable outil au service du changement.
Quelles sont les priorités pour contribuer à transformer le marketing
Le marketing doit se repenser à travers ses traditionnels « 4P », les traditionnels outils du marketing (Le Produit, le Prix, la distribution ou Place et la communication ou Promotion – NDLR)
Côté produit, souvent associé à du superflu, le marketing doit en priorité requestionner la notion fondamentale de besoin chez les consommateurs. Qu’est-ce qui est vraiment essentiel dans un produit et pour lequel le consommateur est vraiment prêt à payer ? Cela s’exprime aujourd’hui à travers la notion de sobriété et permet aussi de travailler l’accessibilité pour le plus grand nombre.
En termes de communication, les entreprises qui mettent le focus sur les bénéfices altruistes (pour la planète, les producteurs…) font fausse route ou plutôt, elles ne touchent qu’une niche très étroite, les « convaincus » (autour de 11% de la population). Pour avoir plus d’impact, il faut faire référence à des arguments qui touchent personnellement le consommateur et ses bénéfices égocentriques ! Les offres responsables doivent ainsi revendiquer leurs attributs organoleptiques, mais aussi les bénéfices sur la santé quand c’est avéré bien entendu.
Côté prix, il faut que le marketing retravaille à la définition du prix juste. Nous avons collectivement perdu la valeur des choses et un prix trop bas a forcément contribué à sacrifier quelqu’un ou quelque chose sur la chaîne de valeur. Il faut ainsi redonner des repères sur les coûts cachés de notre alimentation et qui ne sont pas pris en compte que ce soit les impacts environnementaux ou sociaux. Pour faire évoluer les comportements, le marketing doit promouvoir la notion de valeur étendue, autrement dit la valeur pour l’entreprise, pour le consommateur, pour la société et pour l’environnement.
Le consommateur n’est pas toujours contre payer plus, mais il faut que la valeur soit justifiée. Par conséquent, le marketing doit donc reconsidérer sa structure des coûts pour revenir à l’essentiel. Sur ce sujet, il est important de faire preuve de transparence et de pédagogie comme le fait par exemple la marque Ethiquable en communiquant sur sa chaîne de valeur.
Infographies avec décompositions de prix par la marque Ethiquable.
Enfin, si on considère le levier de la distribution, là encore, des leviers marketing existent et peuvent être puissants. Un acteur de la distribution peut décider en ligne avec sa raison d’être et ses valeurs d’exclure certaines offres trop impactantes en matière écologique. C’est un vrai levier qu’on n’observe pas si fréquemment.
Faut-il vraiment communiquer sur la RSE ?
Je pense qu’il s’agit avant tout de trouver un équilibre pour fixer la juste dose de communication RSE.
A l’heure actuelle, la communication autour des engagements RSE est de moins en moins différenciante et le développement du greenwashing emmène un plus grand scepticisme du côté des consommateurs. Mais il faut comprendre qu’elle a la capacité de nourrir le « capital de marque durable » ce qui reste extrêmement précieux sur le long terme. Bien entendu, toutes les marques n’ont pas la même capacité à le nourrir, car elles n’ont pas toute la même légitimité sur ces sujets.
Cela dit, attention à certains effets boomerang. Dans certains cas, communiquer sur la dimension durable d’un produit peut entraîner une baisse de l’image de la performance et donc engendrer une faiblesse. On observe cela sur les pneus, certaines lessives, mais l’alimentation est aussi concernée. Les offres bio et équitables doivent prouver qu’elles sont aussi performantes sur la dimension organoleptique.
Encore une fois, si on veut élargir sa cible, il ne faut pas prioriser les engagements écologiques.
Peut-on s’engager sans fanfaronner et être pour autant performant ?
Prenons le cas de Veja. La marque a fait le choix de mettre en avant son design et son style. Bien entendu, ses engagements sont présents, mais ils ne sont pas sur communiqués. D’ailleurs, beaucoup de consommateurs ne sont pas au courant et achètent leurs produits, car c’est avant tout stylé !
N’existe-t-il pas un risque à vouloir massifier une logique de qualité ?
Cela pose en effet la question de la crédibilité. L’introduction du bio en GMS a permis de diffuser plus massivement l’offre, mais a créé en parallèle du scepticisme chez les consommateurs, en particulier sur les conditions de certification des labels ou encore les leviers pour réussir à produire du bio à 1 euro !
Le poids des habitudes est sans doute le frein le plus complexe et le plus long à bouger. Comment le marketing peut-il accompagner le consommateur pour faire évoluer ses pratiques dans le temps ?
On observe beaucoup de facteurs psychologiques individuels, les biais cognitifs, qui nuisent à l’action. Prenons par exemple le cas des individus qui ne croient pas au poids de l’action individuelle et qui s’en remettent alors à la responsabilité du collectif. Il faut alors favoriser l’identification de l’individu à un groupe comme par exemple sur le sujet des enjeux énergétiques et faire la promotion d’une forme de solidarité.
Le marketing peut également agir sur la notion perçue de sacrifice que peut engendrer la consommation responsable en faisant la promotion de nouvelles expériences réduisant ainsi cette perception.
Le marketing doit aussi contribuer à générer de nouvelles perspectives en créant des imaginaires et des récits positifs. Le marketing doit permettre au consommateur de se projeter pour sortir de ce rapport complexe au temps.
Il peut aussi agir sur les normes sociales. Certaines peuvent influencer négativement les pratiques durables comme par exemple les doggy bags en France, qui, contrairement à la culture américaine, ne sont pas perçus positivement.
On invoque souvent l’urgence à agir, mais aussi la lenteur des transformations. Comment accélérer vraiment ?
Je pense que cela doit passer par un acte fort du côté du politique. Prenons l’exemple de l’interdiction des sacs plastiques qui a permis rapidement de faire avancer ce sujet.
Mais nous avons aussi détecté dans plusieurs études que face à la lenteur de l’action de l’état, les consommateurs comptent beaucoup sur la responsabilité des marques sur ces sujets. Elles ont vraiment un rôle clef à jouer.
Et quel est le rôle des médias ?
On a besoin des médias pour contribuer à générer des imaginaires positifs. Trop souvent, dans les médias, le marketing est pointé du doigt alors que ce sont certaines pratiques qui posent parfois problème. Le marketing doit être davantage présenté comme une solution pour faire avancer la transition alimentaire. Face à ces enjeux, complexes, les médias doivent être attentifs à la place qu’ils accordent à certains invités.
Quels sont les acteurs les plus avancés en matière de marketing responsable et qui méritent un éclairage ?
Heureusement que de plus en plus d’entreprises s’engagent et adoptent un marketing responsable, c’est le cas par exemple du secteur de la mode avec le développement de l’offre de « mode éthique ». Des collectifs sont également créés pour accompagner les entreprises dans cette transition. Dans le domaine alimentaire, les actions de lutte contre le gaspillage alimentaire grâce notamment au développement des applications digitales sont à souligner : certaines comme Too Good To Go mettent clairement en évidence la valeur étendue et la valeur-consommateur.
Côté ADEME, il faudrait dire que des efforts importants sont réalisés, l’exemple du guide de la communication responsable.