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Cette contribution a été co-écrite par Jean-Francois Hocquette (Ingénieur Agronome et titulaire d’un Doctorat en Endocrinologie, Jean-François Hocquette est directeur de recherche à INRAE. Il a été responsable de l’équipe « Croissance Musculaire et Métabolisme » et Directeur de l’Unité de Recherche sur les Herbivores. Il est membre actif de la Fédération Européenne des Sciences Animales (EAAP)), Marie-Pierre Ellies (Ingénieur Agronome et titulaire d’un Doctorat en Sciences Animales, Marie-Pierre ELLIES-OURY est Maître de Conférences à Bordeaux Sciences Agro, chercheur-associé à INRAE. Elle est membre de la Commission Thématique Interfilière Ressources Zoogénétiques) et Sghaier CHRIKI (Titulaire d’un Doctorat en sciences des aliments, Sghaier Chriki est Enseignant-Chercheur en zootechnie à l’Isara, à Lyon, et appartient à l’Unité de Recherche « Agroécologie et Environnement »).
Certains l’avaient annoncé, certes, mais on y est … Du poulet cultivé in vitro dans nos assiettes ? C’est désormais possible, depuis qu’un restaurant de Singapour a été autorisé, le 2 décembre 2020, à mettre de la viande in vitro dans sa carte. Une première mondiale qui a certainement réjoui les partisans de cette nouvelle biotechnologie ne cessant de susciter un engouement médiatique depuis son apparition en 2013. En effet, c’est cette année-là que les téléspectateurs ont assisté à la présentation, dans un restaurant londonien, du premier steak obtenu à partir de cellules souches par Mark Post, un chercheur hollandais parmi ceux à l’origine de ce produit.
La viande in vitro est présentée par ses partisans comme la solution pour résoudre les problèmes de de sécurité alimentaire et nourrir une population croissante qui avoisinera les 10 milliards à l’horizon de 2050. Cette technologie bénéficie potentiellement d’une tendance accentuée par la crise actuelle du COVID-19, à savoir le besoin de trouver des solutions de remplacement à la viande issue d’élevage. En effet, la viande in vitro pourrait, selon ses partisans, permettre de fournir des protéines animales qui respecteraient le bien-être animal et celui de la planète, cette technologie étant supposée avoir moins d’impact sur l’environnement que l’élevage traditionnel. Mais tout ceci est-il vrai ? On peut en douter au vu des grandes incertitudes rapportées dans une synthèse complète sur le sujet que nous avons récemment publiée dans la revue Techniques de l’ingénieur.
Le principe est de produire de la viande cultivée à partir d’un faible nombre de cellules prélevées par biopsie sur un animal vivant (poule ou plume pour le cas des nuggets singapouriens fabriqués par Eat Just). Ces cellules se multiplient un très grand nombre de fois en laboratoire à température physiologique, produisant ainsi de grandes quantités de fibres musculaires. Cette prolifération se réalise dans un milieu de culture riche en nutriments, mais contenant aussi des hormones et des facteurs de croissance, nécessaires à la prolifération des cellules musculaires (cf. illustration).
Ainsi, il s’agit en réalité d’un amas de fibres musculaires, alors que le muscle est un assemblage complexe de plusieurs types cellulaires : fibres musculaires, cellules nerveuses et sanguines, cellules de matière grasse ou produisant du collagène. C’est cette complexité qui lui confère ses propriétés nutritionnelles (apports en fer, zinc, sélénium, vitamine B12) et qui est à l’origine des différents types de viandes (rouge ou blanche, à griller ou à bouillir, par exemple). Dans l’attente d’études complémentaires et en dépit de la volonté des promoteurs de ce nouveau produit d’optimiser sa composition via son milieu de culture, il sera difficile de reproduire la complexité du muscle et donc de retrouver la valeur nutritionnelle de la viande, en particulier pour l’apport en fer, puisque la viande in vitro ne contient pas de myoglobine.
Sur la plan sanitaire, les partisans de la viande in vitro déclarent qu’elle sera plus sûre que la viande traditionnelle, en se basant sur le fait qu’elle sera produite dans un environnement entièrement contrôlé et en l’absence de tout autre organisme, notamment pathogène. Le choix stratégique de nommer le produit issu de cette biotechnologie « clean meat » (littéralement « viande propre ») fait, ainsi, référence à cette notion de produit stérile, exempt de tout danger sanitaire. Toutefois, dans la mesure où il n’y a toujours pas de production à grande échelle et que l’ajout d’hormones sera nécessaire, les conséquences et les risques sanitaires ne sont pas encore prévisibles et restent inconnus. De plus, se pose également la question de l’utilisation des antibiotiques, fortement décriés en élevage conventionnel en raison des risques accrus de résistances et qui peuvent être largement utilisés en laboratoire en cas de contamination accidentelle.
Sur le plan environnemental, le caractère « éco-responsable » de ce nouveau produit est impossible à trancher pour l’instant pour plusieurs raisons :
- Les différentes analyses de cycle de vie (ACV) ne se basent que sur des données hypothétiques car il n’y a toujours pas de production à l’échelle industrielle ;
- Le périmètre pris en compte dans le calcul des ACV est un point crucial pouvant expliquer des conclusions contradictoires, y compris pour l’empreinte carbone de l’élevage traditionnel ;
- Une comparaison uniquement quantitative n’est pas nécessairement suffisante car les activités liées à l’élevage émettent majoritairement du méthane (CH4), un puissant gaz à effet serre dont l’impact fait essentiellement effet à court terme. Or, le muscle cultivé va davantage générer du gaz carbonique (CO2), plus persistant dans l’atmosphère à long terme.
Certes, la viande in vitro peut libérer des surfaces préalablement destinées à l’alimentation animale (cause principale de la déforestation en Amazonie), mais il est toutefois important de préciser que l’élevage rend aussi de nombreux services notamment environnementaux (tels que l’entretien des paysages ou encore le maintien de la biodiversité végétale et animale dans les prairies) ou encore sociaux (avec le maintien d’une population rurale dans des territoires délaissés par les consommateurs de nos jours majoritairement urbains).
En matière de bien-être animal, la production de viande in vitro devrait considérablement réduire le nombre d’animaux abattus en comparaison avec la viande traditionnelle. En revanche, son développement par des entreprises high-tech multinationales fragiliserait l’équilibre de vie actuel entre les animaux d’élevage et l’être humain et, de ce fait, la vie rurale. De plus, la survie économique et alimentaire des petits éleveurs et de leurs familles serait également remise en question dans bon nombre de pays, notamment en ceux en développement.
Sur le plan juridique, la viande in vitro ne correspond pas pour l’instant à la définition de la viande dans le règlement d’étiquetage européen INCO. Pour leur part, les États-Unis ont défini récemment un statut réglementaire pour ce nouveau produit, dont les étapes de culture seront contrôlées par la Food and Drug Administration et les étapes de production et d’étiquetage par l’USDA (département de l’Agriculture des États-Unis). L’évolution de la réglementation est en grande partie dépendante de l’acceptation potentielle des consommateurs, qui reste à démontrer et qui est un sujet complexe abordé par les sciences sociales.
Faisant actuellement l’objet d’un nouveau champ d’investigation par les chercheurs, l’acceptation par les consommateurs est, selon les partisans de cette technologie, susceptible de s’accroitre au fur et à mesure que les consommateurs seront devenus familiers avec le concept de la viande in vitro, qu’ils seront de plus en plus rassurés, d’autant plus si le produit devient autorisé, accessible et disponible et que sa dénomination est attractive. Mais tout ceci reste encore à vérifier.
En guise de conclusion et de perspective, les recherches scientifiques montrent que la production de viande in vitro ne présente pas à ce jour d’avantage majeur dans les domaines économiques, nutritionnels, sensoriels, environnementaux, éthiques ou sociaux par rapport à la viande conventionnelle. De plus, par comparaison, d’autres voies (telles que la diversification de notre alimentation en rééquilibrant et diversifiant les sources de protéines végétales et animales, réduisant le gaspillage alimentaire, ou encore continuant à faire évoluer les pratiques d’élevage vers des systèmes plus agro-écologiques) peuvent constituer des pistes plus sérieuses et faciles à mettre en œuvre conjointement et dès à présent pour assurer la sécurité alimentaire de notre planète tout en respectant l’environnement et les animaux.