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Cette semaine, Courrier International titre « Un risque de pénurie, vraiment ? ».
Bruno Parmentier est ingénieur de l’École des Mines de Paris. Après avoir effectué une bonne partie de sa carrière dans la presse et l’édition, il a également dirigé l’École Supérieure d’Agriculture d’Angers (ESA) pendant plus de dix ans.
Il est l’auteur de « Nourrir l’humanité » et « Faim zéro » (Editions La Découverte), de « Manger tous et bien » (Editions du Seuil) et de « Agriculture, alimentation et réchauffement climatique » (Diffusion internet), et animateur du blog nourrir-manger.fr et de la chaîne Youtube.
En répondant à une série de 3 questions, il nous éclaire sur ce sujet particulièrement sous tension. Nous apprenons, entre autres, qu’un tout petit nombre de pays, dont le nôtre, a finalement pouvoir de vie et de mort sur une partie importante de la population mondiale et donc aujourd’hui en ce sens une immense responsabilité.
Le FAO, l’OMS et l’OMC alertent sur les dangers des mesures visant à réduire le commerce mondial de produits alimentaires. Y a-t-il un vrai risque d’exacerber la faim et la malnutrition en ces temps troublés de coronavirus ?
Bruno Parmentier : Les trois directeurs des organisations spécialisées des Nations-Unies sur l’agriculture, la santé et le commerce nous alertent solennellement sur une des conséquences possibles de la crise du Coronavirus, les freins à l’exportation, qui pourraient provoquer une brusque aggravation de la faim dans le monde. « Nous devons nous assurer que notre réponse face à la pandémie de Covid-19 ne crée pas, de manière involontaire, des pénuries injustifiées de produits essentiels et exacerbe la faim et la malnutrition ».
En même temps, des premières mesures allant dans ce sens sont rendues publiques : la Russie envisage de limiter ses exportations de blé à 7 millions de tonnes par mois ; le Kazakhstan bloque jusqu’au 15 avril ses exportations de blé, farine, pommes de terre, sucre, oignons, carottes, choux et sarrasin ; en Chine, des bateaux chargés de containers de lait en poudre venant d’Europe n’ont même pas pu être déchargés par manque de main d’œuvre dans les ports, etc.
Gardons le souvenir de la crise de 2007 ; les stocks mondiaux de céréales étaient au plus bas, et la mauvaise récolte mondiale a provoqué un engrenage : embargo sur les exportations (en particulier de l’Inde et du Vietnam), triplement du prix des céréales, émeutes de la faim dans 37 pays du monde, augmentation de plus de 80 millions du nombre de sous-alimentés dans le monde.
Trois ans après, en 2010-2011, nouvelle mauvaise récolte, nouvelles restrictions à l’exportation, et le doublement conséquent du prix des céréales a été une cause directe des «printemps arabes», et de la chute des régimes en Tunisie et en Egypte, mais aussi du début des désastres qu’on observe toujours en Libye et en Syrie.
Les peurs irrationnelles issues de la crise du Coronavirus pourraient bien provoquer les mêmes conséquences dramatiques.
Ces deux effondrements de l’approvisionnement mondial en aliments de base étaient principalement dus au réchauffement climatique et ses immenses conséquences sur une agriculture pas assez productive ainsi qu’à la perte de sang froid des pays exportateurs. L’agriculture mondiale n’est malheureusement pas vraiment en meilleure forme en 2020, les stocks mondiaux sont toujours assez bas, et cette fois-ci les peurs irrationnelles issues de la crise du Coronavirus pourraient bien provoquer les mêmes conséquences dramatiques.
Quels sont les pays les plus menacés ? Pourquoi n’arrivent-ils pas à l’autosuffisance alimentaire ?
Bruno Parmentier : Malheureusement la liste des pays qui comptent sur les autres pour se nourrir est fort longue. Mais on peut distinguer deux cas assez différents.
Il y a tout d’abord les pays dont le rapport entre la disponibilité de terres agricoles et la population est trop défavorable. Ils peuvent être riches ou pauvres. Tout prés de nous, la Suisse importe la moitié de sa nourriture ; plus au nord il n’est pas sûr que les partisans du Brexit aient vraiment compris que les paysans anglais sont incapables de nourrir les anglais. D’une manière générale la politique agricole commune a justement visé à solidariser l’approvisionnement alimentaire des 28 pays associés du continent. Ceux qui pouvaient produire plus que ce qu’ils consommaient, comme la France, ont été fortement encouragés à le faire et à échanger leurs excédents contre des produits industriels. Les paysans de l’ouest de la France ont ainsi nourri les ouvriers de l’automobile allemands, et… on a cessé de se faire la guerre, les échanges de blé, de lait et de voiture étant nettement plus pacifiques que ceux de bombes et de balles de fusil qui étaient habituels auparavant !
Il n’est pas sûr que les partisans du Brexit aient vraiment compris que les paysans anglais sont incapables de nourrir les anglais.
C’était une excellente politique : rendre le plus autonome possible un continent solidaire. L’Europe est devenue une puissance agricole majeure, comme les USA, la Chine et l’Inde, ou le Brésil. Il y avait bien quelques contradictions qui provoquaient des tensions : les espagnols se sont largement chargés des fruits et légumes, au détriment des producteurs français (on importe aujourd’hui la moitié de notre consommation de ces produits), mais elle nous achète des céréales venues du Bassin parisien. Mais au total, les européens n’ont plus peur d’avoir faim !
D’autres pays riches ont basé leur alimentation sur des achats extérieurs, comme le Japon ou la Corée du Sud ; mais ce sont de grands pays industriels, ils arrivent à s’en sortir. Ajoutons, même si c’est anecdotique, l’exemple de l’Ile de la Réunion.
Regardons le cas de l’Egypte, un immense désert traversé par un seul fleuve, le Nil. Il n’a que 4 % de terres cultivables. Totalement impossible d’y produire de quoi nourrir ses 100 millions d’habitants. Du coup c’est le premier importateur mondial de blé !
Cette situation très défavorable en termes de forte densité de population existe également dans des pays comme le Bangladesh ou le Rwanda, qui sont en quelques sortes condamnés à importer une grande part de leur nourriture.
L’ Afrique ne compte pas une seule puissance agricole vraiment exportatrice.
Et puis… il y a la longue cohorte des pays qui n’ont pas su, ou pas pu, ou pas vraiment voulu, développer leur agriculture. Pour commencer une bonne partie des pays pétroliers, ceux qui ont trouvé plus simple de produire des hydrocarbures que de remuer efficacement leurs terres agricoles. La balance commerciale alimentaire de l’Algérie est aussi déficitaire que celle de l’Egypte (moins 9 milliards de dollars annuels), alors qu’à côté d’elle celle du Maroc est équilibrée (ce pays nous vend autant de fruits et légumes qu’il n’achète de céréales) et la Tunisie n’est que faiblement déficitaire… Or, depuis son indépendance, l’Algérie a triplé sa population, tandis que la France a, elle, triplé sa production agricole. De son côté le Gabon importe 86 % de ses céréales ; il n‘est pas le seul : le Nigéria, l’Angola, le Soudan, etc., sont eux aussi très déficitaires.
D’une manière générale, même si les généralités sont toujours abusives, l’Afrique ne compte pas une seule puissance agricole vraiment exportatrice. Pourquoi le rendement du riz stagne-t-il entre 2 et 3 tonnes à l’hectare à Madagascar alors que dans la vallée du Nil on en obtient 8 tonnes ? Si des riches investisseurs du monde entier se précipitent pour cultiver d’immenses surfaces de terres agricoles en Ethiopie, au Sénégal, au Cameroun, au Kenya, en Mozambique, etc., c’est qu’ils jugent qu’il sont en capacité d’y augmenter très fortement la production agricole, le plus souvent à leurs bénéfices malheureusement.
Dans le même temps, dans les 50 dernières années, la Chine s’est presque sortie de la faim et est devenue, et de loin, le premier producteur agricole mondial, le Vietnam, pays le plus bombardé au monde, est devenu un gros exportateur de riz, et l’Argentine et le Brésil des exportateurs majeurs de grain et de viande.
Il faudra probablement attendre la fermeture des dernières mines de diamant ou de cuivre pour que la République démocratique du Congo soit en paix et devienne enfin l’équivalent africain du Brésil, une puissance agricole majeure de niveau mondiale ; pour le moment 70 % de sa population est malnutrie !
Les « réserves de productivité » (comme on dit pudiquement) sont encore gigantesques dans de nombreux pays du monde.
Depuis les fâcheries entre l’Occident et la Russie, on réalise que ce pays le plus grand du monde, dont la surface des terres potentiellement agricoles ne cesse d’augmenter avec le réchauffement climatique, est incapable de produire suffisamment de lait, de cochons et de pommes pour nourrir ses « seulement » 146 millions d’habitants !
L’Ukraine, qui ne produit pas de pétrole, est certes une puissance agricole exportatrice, mais, dotée des meilleures terres du monde, elle n’arrive à sortir guère plus de 3 tonnes de blé à l’hectares, alors qu’on arrive à en produire 8 sur les mauvaises terres caillouteuses de Champagne !
Bref, les « réserves de productivité » (comme on dit pudiquement) sont encore gigantesques dans de nombreux pays du monde, et on pourra aussi les obtenir avec une agriculture «écologique» et pas seulement avec une agriculture « chimique ». C’est une éventuelle bonne nouvelle à long terme, mais à court terme, si ces pays ne reçoivent pas de nourriture, ce sera la famine chez eux !
En effet, devenir un grand pays agricole ne s’improvise pas et prend au moins une décennie. Observons qu’un grand pays industriel comme la France n’arrive pas à reconstituer en quelques mois une industrie capable de produire en quantité des produits aussi simples que les masques de protection anti coronavirus ! Là, on est tributaire des saisons, mais aussi de la construction de barrages, de l’achat de tracteurs, semeuses et de moissonneuses, de la création d’écoles d’agriculture, de mesures permettant le contrôle du foncier, le financement des investissements, et l’assurance, de la création d’une culture de lutte efficace contre les maladies et ravageurs, etc. L’Algérie semble commencer depuis quelques années à s’y mettre, avec l’aide des chinois, mais il lui faudra encore du temps pour avoir de vrais résultats. En attendant, il faut continuer à nourrir la population avec les anciennes méthodes à base d’importations !
C’est évidemment particulièrement vrai dans les deux régions du monde où se concentre progressivement la faim : la péninsule indo-pakistanaise (incluant le Bangladesh et l’Afghanistan), qui rassemble l’essentiel des 520 millions d’affamés asiatiques. L’Inde, en particulier, n’arrive pas à réduire significativement ce fléau et continue à compter autour de 200 millions d’affamés, ce qui reste le record mondial. Dans ce pays, le pourcentage d’enfants malnutris est approximativement le même que dans les pays d’Afrique noire et frôle les 50 %.
Et bien sûr l’Afrique sub-saharienne ; là, le nombre d’affamés de cesse d’augmenter, et très rapidement, autour de 230 millions actuellement. C’est ainsi qu’au cours des décennies 1990 et 2000, le nombre d’affamés a augmenté de 147 % à Madagascar (de 3 à 7 millions), 145 % en Ouganda, 143 % en Côte-d’Ivoire, 131 % en Tanzanie et en Zambie, 100 % au Burkina Faso, etc.
Et dans ces régions, bien évidemment ce sont les pays en guerre qui cumulent le maximum de risques : la bande sahélienne, le Yémen, les Soudan, la Somalie, etc.
Quels sont les pays qui ont la responsabilité de maintenir leurs exportations pour éviter d’ajouter la famine à la maladie ?
Bruno Parmentier : Il y a un petit nombre de régions du monde qui sont favorables à l’agriculture intensive, et en particulier à la production de céréales, riz, blé et maïs, base de l’alimentation dans la plupart des régions du monde.
Parmi celles-là, certaines se contentent de nourrir leur propre population, très nombreuse, et donc n’exportent pratiquement rien. C’est le cas de la Chine, premier producteur mondial de riz et de blé, mais qui s’en sert intégralement pour nourrir ses 1,4 milliards d’habitants, et de l’Inde, qui est également un très gros producteur, mais pour ses 1,3 milliards à elle.
Un tout petit nombre de pays, dont le nôtre, a finalement pouvoir de vie et de mort sur une partie importante de la population mondiale.
Donc, les pays qui produisent de façon significative et sont en plus capables d’exporter, sont fort peu nombreux ; pour le blé ce sont la Russie, l’Union européenne (dont la France pour une bonne part), les USA, le Canada, l’Ukraine, l’Argentine, le Kazakhstan et l’Australie… les bonnes années, car il arrive peu souvent que la récolte soit au top dans chacune de ces zones. Pour le riz, il s’agit de l’Inde, du Pakistan, du Vietnam, de la Thaïlande et des USA. Pour le maïs, on trouve les Etats-Unis, le Brésil, l’Argentine et l’Ukraine.
Un tout petit nombre de pays, dont le nôtre, a finalement pouvoir de vie et de mort sur une partie importante de la population mondiale, particulièrement en période de crise majeure comme celle que nous vivons actuellement. Sauront-ils résister à la panique et maintenir l’indispensable commerce mondial, comme le demandent ces grands organismes de l’ONU ? Cela dépend en partie de leur opinion publique. Voulons-nous rajouter de la misère au malheur en fermant les ports de Rouen et de Marseille et en gardant jalousement notre blé excédentaire, dont les égyptiens, les algériens et d’autres vont avoir encore plus besoin que d’habitude ?
Il est d’ailleurs rassurant de noter que la FAO estime (dans son dernier Bulletin sur l’offre et la demande de céréales) que les stocks mondiaux sont actuellement importants et que les prévisions de récoltes 2020 excellentes. En particulier, « une production de blé presque record prévue en 2020 et une offre abondante permettra de protéger les marchés alimentaires des turbulences de la tempête du coronavirus ». Il importe donc garder son sang froid !