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Fin observateur de l’évolution structurelle de notre société, Philippe Goetzmann décrypte depuis des années la fin de la « grande consommation ». Dans ce nouvel entretien pour StripFood, il revient entre autres sur l’impact majeur des évolutions de notre démographie, le glissement de la valeur du produit vers les services ou encore la crise des marques nationales. Il nous invite à prendre du recul sur les déclarations d’intention et à privilégier l’observation. Selon lui, il y a aurait plus dans Houellebecq sur la consommation que dans de nombreux powerpoints.
Quels sont les éléments liés à notre démographie qui sont les plus structurant pour comprendre l’évolution de la consommation alimentaire ?
À mon sens plus encore que le vieillissement, qui en est un des facteurs, l’indicateur le plus important est l’évolution de la taille des ménages. En effet, si la consommation alimentaire est individuelle, sa production est historiquement faite dans un cadre familial. On cuisinait à la maison pour la famille autour du repas à la française, partagé. Or la baisse de la taille des ménages change tout.
« Seuls 11% des foyers sont des ménages de quatre personnes, qui est pourtant la « famille » telle qu’imaginée comme la cible idéale de la grande consommation »
Quand on parle de taille moyenne des ménages, on parle de chiffres faibles avec des décimales. Si bien qu’il faut des illustrations pour en prendre conscience. En 1968 100 Français se logeaient grâce à 32 logements. Il en faut 46 aujourd’hui ! C’est l’effet cumulatif du poids croissant des ménages âgés, de la baisse du nombre d’enfants par femme et des familles recomposées.
Série de photographies « Bored Couples » by Martin Parr
Cette évolution induit une hausse inéluctable des dépenses liées au logement (loyer, énergie, équipement..) au détriment des dépenses individuelles (alimentation notamment).
Elle entraîne aussi une individualisation du repas. Songeons que seuls 11% des foyers sont des ménages de quatre personnes, qui sont pourtant la « famille » telle qu’imaginée comme la cible idéale de la grande consommation. 70% des ménages, donc des occasions de cuisiner à la maison, sont 1 ou 2 personnes, si bien qu’il devient plus facile, plus pratique, pas tellement plus cher, d’externaliser la corvée de cuisine. C’est le socle du développement des plats cuisinés, de la livraison à domicile, et du développement de la restauration hors foyer qui capte la quasi-totalité de la croissance depuis 20 ans.
L’été dernier, certains observateurs ont brandi la menace d’un véritable « tsunami de déconsommation ». Qu’en est-il vraiment ?
Tout dépend justement de quel point de vue on observe cette consommation. Que la grande distribution ait vu une chute des volumes, c’est évident, mais qui a fait suite à la hausse du Covid, si bien que le volume de 2023 sera sensiblement au niveau de la tendance de long terme, baissière pour les raisons évoquées plus haut.
La presse s’est fait largement écho des discours alarmistes. La consommation a en effet changé, mais elle s’est déplacée plus qu’elle a baissé. Vers la restauration. Vers les marques distributeurs. Et les consommateurs ont manifestement fait un effort, salutaire, sur le gaspillage, nous rappelant au passage que consommer-acheter n’est pas consommer-manger. On peut réduire le 1er significativement tout en maintenant le second.
En fait, nous vivons probablement une stagnation du volume apprécié en tonnage, qui colle aux évolutions démographiques, et une baisse de la valeur du marché (quand on corrige de l’inflation). Ceci est vrai dans le retail comme dans la restauration. Les deux connaissent une descente en gamme. Les MDD d’un côté, le snacking de l’autre. Les Français (pas tous, bien sûr) mangent autant, mais pas pareil.
Philippe Briffaut parlait récemment sur StripFood de grande démission envers les marques nationales. Tu en penses quoi ?
Je partage complètement l’analyse de Philippe. A mon sens aujourd’hui en France, sauf Coca-Cola, Nutella et Ricard, il n’y a plus de marque A (en électro-domestique, une marque A est une marque incontournable. Si on ne la détient pas, on n’est pas dans le marché. C’est Samsung ou Apple aujourd’hui. Sony, qui était une marque A dans les années 90, est devenue une marque B, sauf en jeu vidéo). Presque plus aucune marque n’est indiscutable en rayon, dont l’absence ferait quitter une enseigne.
Nous restons le pays d’Europe de l’Ouest qui développe le plus les marques et le moins les MDD, mais c’est très probablement du fait de l’encadrement des négociations commerciales. Notre cadre de négociations est une horreur, il rend fou toutes les parties, mais il maintient les parts de marché, car il fait des industriels les garants de la rentabilité des distributeurs par le biais des contreparties. En fait, ailleurs les distributeurs fondent leurs résultats sur le commerce et la pertinence de l’offre. En France, sur la négo, qui garantit aux marques le maintien des linéaires. Sans cela, il est à parier que les grandes marques perdraient au global autour de 20% de leurs volumes. Tout cela est un système pervers qui a détourné chacun de la finalité de son métier. La grande question désormais pour les marques est de savoir si elles doivent apporter de la valeur au marché (donc innover, développer l’engagement…) ou obtenir des contreparties de négo.
Où se situent les plus gros potentiels de création de valeur en alimentaire ?
Dans les services. Et dans l’immatériel. À partir du moment où la consommation s’individualise et où la société se fragmente entre groupes ayant des aspirations de plus en plus diverses et éloignées du mass market, il s’agit de comprendre que ce n’est pas le produit lui-même qui est important, ni ses ingrédients en tant que tels, mais le storytelling qui est autour, l’incarnation, les valeurs… et tout ce qui fait un moment de consommation réussi.
Je suis frappé de voir combien les mondes agricole et agroalimentaire restent concentrés sur le produit, dont la valeur va décliner en part du marché global (par la hausse des services dans la valeur ajoutée), et se posent très peu la question de comment les Français mangent et vont manger demain, et pourquoi? Cessons d’ailleurs de nous cacher derrière une pseudo exception française, qui heureusement existe encore, mais qui n’est ni la majorité du marché ni sa croissance.
Quelles sont tes 3 principales sources d’inspiration ?
De nombreuses rencontres, dans et hors du champ du retail et grande consommation. Il faut sortir du cadre. Des lectures autant littéraires (il y a plus dans Houellebecq sur la consommation que dans de nombreux powerpoints) qu’académiques. L’observation, en magasin, au restaurant, dans la rue. Il est bien plus intéressant d’observer les comportements que d’écouter les déclarations.
Vues des Ulis, dans l’Essonne, exemple de décors «houellebecquiens». Cyril Zannettacci/Agence VU
Globalement, ce qui m’intéresse c’est de regarder les contrastes voire les contradictions entre un discours et des faits. De mesurer les écarts de comportement, de ventes, d’implantations et d’en rechercher les raisons dans la sociologie, la démographie, l’histoire des territoires.
— Tu vois, dis-je, de temps en temps on ferme une usine, on délocalise une unité de production, mettons qu’il y a soixante-dix ouvriers de virés, ça donne un reportage sur BFM, il y a un piquet de grève, ils font brûler des pneus, il y a un ou deux politiques locaux qui se déplacent, enfin ça fait un sujet d’actu, un sujet intéressant, avec des caractéristiques visuelles fortes, la sidérurgie ou la lingerie c’est pas pareil, on peut faire de l’image. Là, bon, tous les ans, tu as des centaines d’agriculteurs qui mettent la clef sous la porte.
— Ou qui se tirent une balle… intervint sobrement Frank, puis il secoua la main comme pour s’excuser d’avoir parlé, et son visage redevint triste, impénétrable.
— Ou qui se tirent une balle, confirmai-je. Le nombre d’agriculteurs a énormément baissé depuis cinquante ans en France, mais il n’a pas encore suffisamment baissé. Il faut encore le diviser par deux ou trois pour arriver aux standards européens, aux standards du Danemark ou de la Hollande – enfin, j’en parle parce qu’on parle des produits laitiers, pour les fruits ça serait le Maroc ou l’Espagne. Là, il y a un peu plus de soixante mille éleveurs laitiers ; dans quinze ans, à mon avis, il en restera vingt mille. Bref, ce qui se passe en ce moment avec l’agriculture en France, c’est un énorme plan social, le plus gros plan social à l’œuvre à l’heure actuelle, mais c’est un plan social secret, invisible, où les gens disparaissent individuellement, dans leur coin, sans jamais donner matière à un sujet pour BFM.
Michel Houellebecq – Sérotonine
Un hypermarché Casino, une station-service Shell demeuraient les seuls centres d’énergie perceptibles, les seules propositions sociales susceptibles de provoquer le désir, le bonheur, la joie ».
Michel Houellebecq – La carte et le territoire
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