Temps de lecture : 3 min
Dans un contexte de tensions inédites (flambée du cours des matières premières, inflation, pouvoir d’achat…) qui creusent toujours plus la fracture sociale et alimentaire, comment continuer à mener les chantiers indispensables de la transition alimentaire ? Comment rendre cette alimentation accessible au plus grand nombre ? Cela passera-t-il par des compromis ou alors par un changement plus radical dans nos méthodes ? La transition alimentaire est-elle encore possible ?
J’ai décidé de croiser le regard de 10 personnalités. Idéal pour se faire sa propre opinion sur la question !
Après Florence Dupraz , Bettina Aurbach, Bruno Parmentier , Jean Moreau et Alexia Chassagne, j’accueille aujourd’hui Philippe Goetzmann, consultant et expert de la nouvelle consommation et Président de « Faire Mieux! ».
Stéphane Brunerie
Peut-on vraiment concilier alimentation de masse et qualité ?
La question posée par cette série d’articles interroge par sa seule existence.
Il convient tout d’abord de rappeler que la qualité de l’alimentation tient autant aux pratiques alimentaires qu’aux produits eux-mêmes, qui sont en France très largement de qualité. Et si l’on mange des produits de qualité on mange pour autant de moins en moins bien dans notre pays. Intervient ici le déficit de compétence du consommateur qui renvoie à la question de l’éducation nutritionnelle que je laisse à d’autres le soin de traiter. Intervient aussi la question centrale du prix.
En fait il ne s’agit pas tant de savoir si qualité et masse sont conciliables – c’est une obligation morale – mais quels moyens mettre en œuvre pour résoudre l’équation ?
Evacuons d’entrée tout discours qui inciterait à acheter plus cher, surtout dans le contexte inflationniste actuel. Il faut bien observer que la montée en gamme depuis 10 ans a creusé en fait la fracture alimentaire. Le budget alimentaire des Français est tout à fait normal quand on le compare à nos voisins et à l’histoire. Ne nous voilons pas la face, il n’augmentera pas, ou sous la contrainte. La hausse des taux d’intérêts, l’investissement nécessaire dans la transition énergétique comme dans la défense ne vont pas laisser beaucoup de marges de manœuvre.
Sauf pour une minorité de Français, il faudra donc faire avec le budget actuel !
Ainsi les mouvements qui se réclament de la bonne alimentation et tendent à faire de leurs labels ou marques une norme sociale en plaidant pour une hausse du budget desservent la cause qu’ils embrassent. Car ils excluent ceux qui ont le plus besoin de bien manger.
Se pose donc la question de monter la qualité pour tous sans augmenter les prix, voire en les baissant et tant qu’à faire en rétablissant des marges pour le triptyque agriculture-industrie-distribution. C’est une chasse aux coûts qu’il faut mener, à l’échelle de la filière, considérant que le travail est sans doute largement fait dans toutes les entreprises. En fait nous réalisons collectivement peu d’économie d’échelle et supportons des coûts de complexité excessifs.
Trop peu d’ETI, de trop nombreuses PME trop petites, d’exploitations agricoles de tailles trop modeste ne permettent pas d’amortir les investissements, de réaliser des économies d’échelle comme de peser sur les marchés. Il faut assumer la nécessaire concentration de la filière, pas par le haut et le très gros, par des concentrations à l’échelle locale ou régionale.
Créons ces champions de l’alimentation durable qui ne peuvent être un artisanat sans impact réel. Voilà un vrai défi pour la filière ! Créons aussi des collaborations entre les entreprises de toutes tailles et de tous secteurs sur les maillons de la chaîne de valeur qui portent des coûts. Il va falloir apprendre la copétition, c’est-à-dire la coopération dans la compétition.
La responsabilité de l’Etat est considérable aussi. Assise sur le foncier de la fourche à la fourchette et forte consommatrice de main d’œuvre, la filière supporte plus que de raison le poids de la dépense publique via une lourde fiscalité de production et un coût du travail élevé. S’ajoute une complexité normative folle. Ainsi l’importation, pas toujours vertueuse, remplit-elle souvent le caddy des Français les moins argentés.
C’est pourquoi le chèque alimentaire aujourd’hui débattu n’est pas une bonne solution. Outre qu’il aliènera en croyant aider, il peinera à faire le tri entre les produits sains et les autres, entre les produits utiles à notre éco-nomie ou -logie et les autres. Les montants conséquents évoqués gagneront sans doute à être fléchés vers la baisse des coûts de la filière de façon que bien manger ne soit plus synonyme de trop cher.