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Au Sri Lanka, le passage à une agriculture 100 % bio a jeté le coup de grâce à une économie déjà durement touchée par la pandémie. Alors, face à la faillite du pays et au risque de famine, le gouvernement du premier pays à être passé au 100% bio a décidé de faire marche arrière. Faut-il y voir le mirage de ce modèle d’agriculture ? Comme le démontre Bruno Parmentier dans cet article, il faut surtout y voir les conséquences d’une décision complètement folle : la conversion agricole brutale de tout un pays, du jour au lendemain, sans aucun accompagnement.
Le Sri Lanka (anciennement Ceylan) est en faillite et en déconfiture complète. Le régime despotique, corrompu et incompétent du président Gotabaya Rajapaksa a fini par sombrer. Un homme et une famille qui avaient en quelque sorte colonisé le pays depuis 20 ans. Le président avait même nommé son frère Mahinda Premier ministre et 5 de ses fils ministres ou chef d’état-major !
Parmi les causes de la faillite, outre le fait que les revenus du tourisme n’ont pas survécu à la vague d’attentat islamique, puis à la crise COVID, et que le régime avait décidé de baisser drastiquement les impôts des riches, on cite souvent la tentative de passage en force au tout bio dans l’ensemble du pays.
Le 27 avril 2021, le président a annoncé que le pays est en faillite, et qu’en conséquence, par souci d’économie, il interdisait toute importation d’engrais et de pesticides chimiques et ordonnait d’utiliser des biofertilisants locaux pour faire de la nation insulaire le premier pays au monde à pratiquer une agriculture exclusivement biologique !
La transition vers une production biologique figurait bien dans le programme du candidat Rajapaksa lors de sa campagne pour l’élection présidentielle de 2019, compte tenu, entre autres, des dégâts importants causés par les pesticides sur la santé des paysans, fréquemment victimes en particulier d’insuffisance rénale chronique. Mais il avait proposé alors de mettre en œuvre la réforme sur dix ans, pas d’un jour à l’autre ! Et là en fait il ne s’agissait pas de passage au bio, mais seulement de l’arrêt brutal des approvisionnements en engrais et pesticides, sans aucun accompagnement !
Avec le thé et le riz, on est dans la monoculture intensive, une pratique complètement antiécologique qui nécessite énormément d’engrais et de pesticides.
Le résultat immédiat de cette décision aussi folle que soudaine a été la chute drastique de la production de thé, principale culture d’exportation, et de celle de riz, principal aliment consommé par la population. D’autant plus qu’elle se conjuguait avec une sécheresse dramatique (comme celle qui sévit en Inde).
Le gouvernement a dû faire marche arrière à peine 6 mois après la prise de cette décision, mais c’était trop tard ; chômage massif et pénuries se sont vite installés, tant dans les campagnes que dans les villes. Et le renchérissement du prix mondial de l’énergie et des céréales, largement aggravé par la guerre en Ukraine, a rendu hors de prix les importations vers ce pays littéralement en faillite… et dorénavant paralysé et menacé de famine.
Pourquoi le passage en force à la bio a-t-il provoqué un tel désastre ?
Notons au passage que, dans les pays démocratiques où la bio est la plus développée, Suisse et Autriche, elle n’atteint que 18 % de leur production totale, et qu’en France, après 20 années ininterrompues de croissance de la bio jusqu’à 8 % de la production agricole, ce pourcentage a commencé à descendre en 2020. On est, dans les 3 cas, très, très loin, des 80 % de bio rêvés parfois par la profession ; les causes en sont multiples, comme je l’ai détaillé dans l’article : « Baisse historique de la bio : d’autres idées émergent sur la nourriture ».
Il faut se rendre compte que, pour ces deux productions, le thé et le riz, on est dans la monoculture intensive, une pratique complètement antiécologique qui nécessite énormément d’engrais et de pesticides. Leur disparition soudaine ne peut que provoquer des catastrophes.
Il faut bien 10 ans pour passer au thé bio, et cela reste très aléatoire
Les champs de thé recouvrent 265 000 hectares dans cette petite île (8 fois plus petite que la France) et occupent directement et indirectement un million de personnes qui en produisent, essentiellement pour l’exportation, 300 000 tonnes ; ce petit pays vient juste après la Chine et l’Inde pour cette production, et il n’est vraiment concurrencé que par le Kenya.
Une monoculture intensive dans laquelle la cueillette est faite à la main 2 à 4 fois par mois par des centaines de milliers de femmes sous-payées (2 € par jour… quand il y a du travail).
Le thé est issu des jeunes feuilles du Camelia sinensis ; après la plantation, il faut attendre 5 ans avant de récolter les premières feuilles, et ensuite l’arbuste produit pendant 50 ans. On est donc par essence dans une production intensive, qui épuise les sols, lesquels ont besoin en permanence d’engrais pour se reconstituer. Si l’on arrête de mettre des engrais, la production s’arrête également. On peut évidemment remplacer les engrais minéraux par des engrais organiques issus de plantes broyées ou de déjections d’animaux, mais évidemment pas du jour au lendemain pour 265 000 hectares ! De plus, on est dans un climat tropical, chaud et humide, qui favorise la multiplication des parasites, qui ne peuvent pas être désorientés par les rotations de culture : chenilles, larves, vers, pucerons, cochenilles, criquets, moustiques, termites, fourmis, acariens et autres insectes volants. Pas question de produire sans insecticide. Il faut aussi faire face à de nombreuses maladies des feuilles comme la cloque et la fumagine ou des pourritures blanches, rouges, noires, brunes ou violettes des racines, qui ont des conséquences désastreuses sur les récoltes.
Si la chimie disparaît brusquement, tout s’arrête !
D’une manière générale, le théier bio produit 2 à 3 fois moins que le « chimique ». Et pour ce faire, il faut s’y prendre dès l’installation, en commençant par arracher tous les plants pour installer à la place des mélanges de plantes complémentaires, en particulier des légumineuses et des arbres, qui peuvent à la fois nourrir et protéger les arbustes, des élevages permanents d’insectes auxiliaires prédateurs des ravageurs, et la production annexe de quantité d’engrais organique, en particulier via l’élevage. Ainsi, il faut bien compter 10 ans d’efforts pour avoir le droit, au bout du compte, si tout va bien, car c’est en vérité très compliqué, de produire 2 fois moins. Et en plus sans être absolument pas sûr de trouver des marchés 2 fois plus chers pour ce produit de concurrence internationale impitoyable (le thé est la 2e boisson la plus consommée dans le monde après l’eau, il s’en boit 3 milliards de tasses par jour).
Le riz bio est lui aussi beaucoup plus complexe que le riz « traditionnel »
Il se passe à peu près la même chose pour le riz à haut rendement. Certes, on est là dans une plante annuelle, comme le blé ou le maïs, les deux autres céréales qui sont à la base de l’alimentation du monde. Mais la grande majorité du riz est irriguée, sur des champs à flanc de colline, et cette céréale nécessite donc de gros investissements préalables avant la production. Quand on a installé une rizière en terrasse sur les pentes d’une montagne, on ne va pas faire de rotations de culture pour y semer une année du riz, puis du colza, du blé, du tournesol, du maïs, etc. Et donc, on retombe dans le cercle vicieux de l’épuisement des sols, qui appelle des apports réguliers d’engrais, et des multiples attaques de prédateurs et de maladies, qui nécessitent des pesticides !
Une fois les investissements hydrauliques effectués, quand on a installé une rizière en terrasse sur les pentes d’une montagne, on ne va pas faire de rotations avec d’autres cultures.
Bien entendu, il existe des solutions qui permettent de gagner sa vie en produisant du riz bio. Mais là aussi, elles sont beaucoup plus compliquées à mettre en œuvre que les techniques éprouvées d’agriculture chimique. Partout où on peut, il faut faire des rotations de culture, en particulier avec l’introduction de légumineuses qui enrichissent le sol en azote. On a expérimenté dans plusieurs pays d’Asie (et même en France) les lâchers de canards auxiliaires de culture. Ces canards n’aiment pas le riz et n’y touchent pas, mais en revanche, désherbent gratuitement et éliminent les animaux prédateurs indésirables, comme les escargots. De plus, leurs déjections fournissent un excellent engrais. Mais chacun peut comprendre que tout cela ne s’improvise pas d’une année sur l’autre parce qu’un gouvernement en a ainsi décidé.
Le canard, un excellent auxiliaire de culture pour le riz comme ici chez « Canard des rizières » dans le Gard. Il peut être aussi couplé avec la carpe !
On peut aussi dans certains cas mélanger les plantes complémentaires : ici à Java, pendant la saison sèche, certaines rizières sont cultivées avec des choux et des haricots sous les cocotiers. Mais ça ne s’improvise pas. Source. Photo by C. Dupraz
En conclusion, on peut paraphraser la célèbre chanson de Georges Brassens : mourir pour ses idées, d’accord, mais de mort lente. Passer à la bio, d’accord, mais lentement et de façon organisée, en motivant, formant et subventionnant les agriculteurs, sûrement pas par décret présidentiel.