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Obésité, gaspillage, aide alimentaire, fruits et légumes made in France, Politique agricole commune, soja, agriculture écologique, réchauffement climatique… Ça nous démange, d’imaginer le monde d’après, surtout qu’on a du temps pour y penser actuellement.
Il convient néanmoins d’être d’une grande prudence. En effet, on lit beaucoup d’autojustification, chacun tentant de justifier ses positions d’avant sur le thème « je vous l’avais bien dit ». Va-t-on devenir plus sages, plus prévoyants, plus solidaires, ou bien le chacun pour soi, le droit à la futilité, l’égoïsme individuel et collectif reprendra-t-il le dessus ?
Bruno Parmentier est auteur de « Nourrir l’humanité » et « Faim zéro » (Editions La Découverte), de « Manger tous et bien » (Editions du Seuil) et de « Agriculture, alimentation et réchauffement climatique » (Diffusion internet), et animateur du blog Nourrir-Manger et de la chaîne You Tube Nourrir-Manger.
Il répond chaque jour sur StripFood à une nouvelle question pour commencer à imaginer l’agriculture et l’alimentation de demain.
Une agriculture agro-écologique intensive est-elle possible ?
Notre agriculture française, et européenne, est la plus efficace au monde. Nous avons massivement augmenté sa productivité. Nous sommes passés en moyenne de 25 à 75 quintaux de blé à l’hectare (on parle encore en centaines de kilos dans cette profession), de 35 à 95 quintaux pour le maïs et de 150 à 420 quintaux pour la pomme de terre (soit 42 tonnes à l’hectare).
Notons cependant que ces progrès n’ont eu lieu que dans la période 1950-1990. Ils étaient dus à la conjugaison de l’amélioration génétique (semences sélectionnées) et de l’utilisation massive des engrais, fongicides, herbicides et insecticides de plus en plus efficaces, plus l’irrigation.
Les inconvénients de cette agriculture ont vite rattrapé ses avantages.
Mais cette progression s’est arrêtée au début des années 90. En fait, depuis 30 ans, les rendements n’augmentent plus ! Ni pour les agriculteurs « chimiques » qui restent désespérément autour de 75 quintaux de blé, ni pour les bios, qui stagnent également autour de 30 quintaux. Les inconvénients de cette agriculture ont vite rattrapé ses avantages.
Il faut donc passer radicalement à une autre agriculture.
Une agriculture intensive car nous avons 7,6 milliards de Terriens qui veulent se nourrir et que demain ils seront 10 milliards. Sans vouloir nourrir toute l’humanité depuis la France, il est logique et raisonnable que les pays qui peuvent produire plus que ce qu’ils consomment continuent à « faire un peu de rab », quand, à tort ou à raison, de nombreux pays n’arrivent pas à atteindre l’autosuffisance alimentaire. Par exemple, maintenant que l’approvisionnement de l’Europe est sécurisé, on peut aussi regarder le bassin méditerranéen. Il se trouve que les pays de la rive sud de ce qui devient, avec ce nouveau regard, notre mer intérieure, ne pourront jamais plus se nourrir complètement, surtout avec le réchauffement climatique : l’Algérie, la Libye, l’Egypte, la Syrie, etc. Et, si nous voulons vivre en paix et limiter l’afflux de réfugiés sur nos plages, il est de notre simple intérêt de remplir des cargos de blé à Rouen ou Sète pour approvisionner Alexandrie. Il faut que le bassin parisien continue donc à faire intensivement du blé !
Les progrès de la science vont faire fondre notre ignorance.
Mais aussi une agriculture écologique, qui devient seulement possible maintenant que les progrès de la science vont faire fondre notre ignorance. C’est parce qu’on était tout simplement incapables de visualiser les 4 000 espèces de bactéries et les 2 000 espèces de champignons qui peuplent chaque gramme de nos sols, ou les 230 millions d’êtres vivants qui se trouvent sous chaque m2 de terre agricole qu’on les remuait et les neutralisait par des épandages de pesticides. Une manière somme toute bien primitive d’entrer en relation avec la nature. Si les seules bactéries qui sont dans nos champs pèsent 1 200 fois le poids de l’humanité entière, elles doivent bien servir à quelque chose. On estime qu’il y en a plus de 100 000 espèces rien que dans les sols français ! Et on peut observer que les deux systèmes de production de matières végétales les plus efficaces au monde, la forêt tropicale et la prairie naturelle, n’ont jamais vu une charrue, un engrais ou un pesticide.
Transformons de façon majeure le plus vieux métier du monde.
Dans cette agriculture écologiquement intensive, on arrête de labourer pour profiter du rayonnement solaire 12 mois sur 12. Les « laboureurs » deviennent des « éleveurs de vers de terre », qui font au moins deux récoltes par an : une de nourriture et une d’engrais via les « plantes de couverture » qu’ils cultivent entre deux récoltes de céréales ou légumineuses. On en terminera également avec les engrais minéraux achetés car dorénavant, on les cultivera. Il en va de même pour les herbicides, qui nous offrions ce bienfait via des « plantes de service ». Et on élèvera nos insecticides via des « animaux auxiliaires de culture » (coccinelles, carabes, mésanges, chauves-souris, chouettes ou hérissons), qui mangeront les prédateurs de nos cultures. Via l’agroforesterie, on replantera des arbres partout. Et si on ne peut plus arroser ni irriguer, faute d’eau dans nos rivières l’été, on stockera l’eau de pluie dans et sur nos propres champs plutôt que de la balancer immédiatement dans la mer, pour qu’elle serve directement à nos plantes l’été.
Il s’agit d’une transformation majeure du plus vieux métier du monde ! Elle est inéluctable si nous voulons tout simplement nourrir nos petits-enfants. A l’heure des remises en cause liées au déconfinement, va-t-on accélérer cette révolution, ou bien la remettre aux calendes grecques, ce qu’on a soigneusement fait dans les dernières années (malgré la percée incontestable de la bio, qui reste cependant très, très minoritaire) ?