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Les Nations-Unies ont décrété 2023 « Année internationale du Mil » (appelé aussi millet ou sorgho). L’idée est de réagir positivement aux problèmes alimentaires du monde issus de l’accélération du réchauffement climatique et à la guerre en Ukraine. Tout comme 2022 avait été celle de la pêche et de l’aquaculture, 2021 celle des fruits et légumes, et 2020 celle de la santé des végétaux. Et auparavant on avait eu droit aux années des légumineuses (2016), des récifs coralliens (2018), de l’agriculture familiale (2014) ou du quinoa (2013). Ces coups de projecteurs successifs ne permettent évidemment pas de changer la face du monde, mais ils contribuent positivement à la réflexion commune sur les « vrais » enjeux de nos sociétés.
Champs de millet. © Venusangel, Fotolia (Futura)
Il faut impérativement augmenter fortement la production agricole en Afrique
L’Afrique est une des premières victimes du réchauffement climatique ; elle est également touchée de plein fouet par les conséquences alimentaires de la guerre en Ukraine ; tout cela à un moment où sa population croît de façon très importante.
L’ Afrique est passée en 70 ans de deux fois moins peuplée que l’Europe )à deux fois plus. Chiffres Onu et Ined
Pour mieux en comprendre les enjeux, observons l’évolution comparée de l’Europe et de l’Afrique sur 150 ans, de 1950 à 2100. Au début de la période des indépendances africaines, en 1950, il y avait 2 fois plus de population en Europe qu’en Afrique. On va dire pudiquement que les Européens s’étaient activement occupés, pendant plusieurs siècles, limiter la population africaine… Une fois ces pays indépendants, malgré des guerres, des épidémies, des pénuries et des famines, la population africaine commence à croître fortement, alors que l’Europe atteint rapidement son maximum historique. Le croisement des courbes s’effectue en 1994, où les 2 continents enregistrent chacun 720 millions d’habitants. En 2022, l’Europe n’a « que » 747 millions d’habitants, alors que l’Afrique en a déjà 2 fois plus, autour de 1,4 milliard. En un peu plus de 70 ans, à peine deux générations, l’Afrique est passée de 2 fois moins peuplée à 2 fois plus peuplée que l’Europe. Et tout porte à croire que cet écart va encore augmenter considérablement. Les prévisions pour 2050 annoncent que l’Europe aura à peine plus de 700 millions d’Européens, contre presque 2,5 milliards d’Africains.
Prenons un exemple plus précis, parmi beaucoup d’autres : la comparaison de l’évolution de la France et de l’Algérie depuis l’indépendance de ce dernier pays. En 60 ans, la France a pu tripler sa production agricole. Dans le même temps, l’Algérie a très peu investi sur l’agriculture, mais a, elle, triplé sa population. Résultat : ce pays est plus dépendant qu’il n’a jamais été du bon vouloir de l’extérieur pour pouvoir se nourrir, et sa population continue à augmenter. Il est probable que les Algériens seront aussi nombreux que les Français en 2068, autour de 67 millions ; la population algérienne aura donc été multipliée par 5 en un siècle.
La population algérienne a triplé depuis l’indépendance de ce pays, et devrait être multipliée par 5 en un siècle… France et Algérie devraient être à égalité en 2068.
L’idée que la population africaine dépende massivement des agricultures des autres continents pour se nourrir est absolument illusoire. De ce point de vue, le renchérissement considérable du prix des céréales depuis le début de la guerre en Ukraine devrait servir d’électrochoc. Il est donc absolument vital, au sens strict, d’investir massivement dans la productivité de l’agriculture africaine. On peut tout à fait admettre que des pays comme la Suisse, le Japon, la Corée du Sud, la Grande-Bretagne, la Norvège, etc ne puissent se nourrir eux-mêmes, car ils auront toujours assez d’argent pour acheter de la nourriture produite ailleurs. Mais on ne peut absolument pas appliquer le même raisonnement au Burkina Faso, au Mali, au Sénégal ou au Tchad.
On ne pourra jamais nourrir l’Afrique avec du blé et du riz
Il se trouve qu’à travers l’histoire longue, la plupart des peuples vaincus ou colonisés ont fini par adopter les coutumes alimentaires des pays qui se sont révélés plus forts qu’eux.
D’une part, parce qu’il n’est pas exclu que ce soit justement cette meilleure nourriture qui ait permis à ces derniers de vaincre leurs voisins. C’est ainsi que les grandes associations de céréales et de légumineuses, dont on sait maintenant à quel point elles sont bonnes pour la santé, se sont imposés un peu partout dans le monde : en Asie, riz- soja, en Amérique, maïs-haricots, en Afrique du nord couscous-pois chiches, etc.
D’autre part, pour des raisons commerciales. C’est ainsi que les Européens, gros producteurs de blé, ont imposé à travers le monde l’idée que le pain était un aliment moderne, celui des vainqueurs, ce qui assurait de nouveaux débouchés pour leurs agriculteurs. Et en plus, à Madagascar et sur la côte ouest de l’Afrique, les Français ont aussi expliqué que le riz était très bon, car ça leur convenait de faire des haltes commerciales à Toamasina et à Dakar sur la route entre l’Indochine et la France ! C’est ainsi que les Malgaches et les Sénégalais ont largement délaissé leurs nourritures traditionnelles pour manger du riz au poisson accompagné de pain. Au moins dans les villes ; heureusement, le mil et le manioc sont restés quand même consommés dans les campagnes.
Au bout du compte, le Mil (ou Millet ou Sorgo) est largement tombé en désuétude dans les villes africaines. Il n’est plus consommé que par une petite centaine de millions de personnes, situées essentiellement dans des villages isolés africains ou indiens. Alors que, pour les consommateurs réguliers de blé et de riz, on compte en milliards !
Soyons raisonnables : on ne pourra jamais nourrir les 2,5 milliards d’Africains qui s’annoncent en 2050 avec des slogans du type « beefsteak frites et baguette de pain pour tous », ni même « riz et poissons pour tous » ! C’est éventuellement envisageable en Afrique tropicale, comme en République démocratique du Congo ou en Angola (seulement pour les plus riches), mais totalement impensable dans le Sahel, où le blé, le riz et le maïs ne peuvent pas bien pousser, et où on ne peut pas faire d’élevage intensif. D’autant plus que la situation de chaleurs extrêmes et de sécheresses drastiques ne peut que s’aggraver avec le réchauffement climatique.
C’est là que la solution du mil redevient évidente et s’impose avec force.
Le mil est très adapté au climat du Sahel et peut se développer à nouveau
Le mil est cultivé dans le Sahel, puis en Afrique centrale depuis près de 5000 ans ; c’est peu dire qu’il est adapté aux conditions climatiques locales ! Cette céréale pousse rapidement, se satisfait de sols pauvres et de faibles pluies. De ce fait, il pousse là où le blé, le maïs et le riz ne pourraient pas être cultivés. Elle peut être stockée pendant 5 ans et contient 11 % de protéines (autant que le blé), et est très riche en vitamine B, acide folique, calcium, fer, potassium, magnésium, zinc, etc. De plus… elle est sans gluten !
Comme elle n’était plus à la mode, on a très peu modernisé sa production et sa préparation. Le mil est donc principalement cultivé à la main, sans mécanisation, par des paysans pauvres, sans engrais, ni semences sélectionnées, ni irrigation, etc., et en conséquence ses rendements sont généralement très bas. Souvent de l’ordre de 500 kilos par hectare (contre 7 à 8 tonnes pour le blé français ou le riz chinois !).
Si on s’en occupe vraiment, on peut bien évidemment augmenter très fortement ces rendements, tout en profitant de sa grande résistance aux espèces nuisibles et aux maladies. Et en particulier avec des moyens agroécologiques et non pas totalement mécaniques et chimiques. En particulier en associant le mil et des légumineuses locales comme le niébé (une sorte de haricots), ou en pratiquant de l’agroforesterie, par exemple sous les Faidherbia Albida ; un arbre très adapté pour limiter la baisse de la fertilité des sols et l’évaporation de l’eau, via une couverture végétale plus dense.
Association mil-niébé au Niger. Source : Chambres d’agriculture du Niger.
Mil sous Faidherbia Albida au Sénégal. Cet arbre « au cycle inversé » est feuillu en saison sèche, ce qui permet de nourrir des animaux, et se défeuille entièrement en saison des pluies et exerce alors peu de compétition pour la lumière avec les cultures, et il fixe l’azote de l’air. Il permettrait de doubler ou tripler les rendements de mil. © Caroline Dangleant, Cirad 2018
Il faut également généraliser la mécanisation du concassage du mil
L’autre réticence provient de la quantité de travail considérable à effectuer pour la préparation de cet aliment, dans des sociétés qui ne sont absolument pas mécanisées. On a tous en tête les images « exotiques » de femmes africaines pilant inlassablement le mil. Mais cela leur prend tous les jours plusieurs heures de travail harassant, et bonjour le mal au dos ! On comprend que les hommes leur ait laissé ce sale boulot ! Et on n’a jamais vu de blanc s’y mettre…
Femmes pilant le mil au Burkina Faso Source : Wikipedia
Peinture murale d’une femme pilant le mil. © IRD – Favier, Marie-Noëlle/ cap Vert, port de Santa Maria, île de Sal Futura
On peut bien entendu mécaniser et moderniser cette activité. Tout comme on a développé les moulins à blé éoliens et hydrauliques dès le Moyen-âge dans toute l’Europe, et carrément industrialisé cette activité à partir du 18° siècle. Une enquête de 1794 recensait pas moins de 6 800 moulins répartis sur 72 départements en France !
L’Europe était littéralement couverte de moulins dès le Moyen-Âge, libérant la main-d’œuvre pour des activités plus productives. Sources : Wikipedia et Wikipedia
Au Mexique, un phénomène comparable a concerné le maïs, pour le concassage (« Molinos de nixtamal ») et la production industrielle de tortillas. On comptait encore plus de 110 000 « tortillerías » au Mexique en 2019 !
Il y a plus de 110 000 machines artisanales à fabriquer les tortillas de maïs au Mexique. Source : Wikipedia
Il y a là sans conteste tout un programme de mécanisation à mettre en œuvre dans les campagnes africaines, et aussi dans les banlieues des grandes villes. Il est très probable que ce sera une condition absolument nécessaire au retour à la consommation de mil sur ce continent, tellement le souvenir de « l’esclavage » du pilon à mil est inscrit dans les mémoires collectives de générations de femmes. En particulier, les centaines de millions de femmes qui ont quitté la campagne pour s’installer dans les environs des grandes villes africaines, et qui ne veulent à aucun prix de ce retour en arrière !
Mais cela ne suffira pas ! Maintenant que la plupart des Africains ont perdu le goût du mil, pour leur redonner, il va falloir faire un énorme effort d’éducation à la gastronomie de cette céréale. Il faudra certainement s’appuyer sur les grands chefs cuisiniers, les restaurants et les cantines, et sur les moyens audiovisuels pour faire saliver les consommateurs. Une tâche de longue haleine, tant il est difficile de changer les habitudes alimentaires…
Au Sahel, un dicton dit : « la meilleure épouse est celle qui prépare bien la boule de mil ». Il est temps de sortir de ces clichés et d’utiliser cette céréale de façon moins « moyenâgeuse », plus pratique et plus savoureuse. Source : la merveilleuse cuisine camerounaise
Il n’y a pas de raison que ne se développent pas des préparations rapides à base de mil, et des recettes gastronomiques
On peut, on doit, développer fortement le mil en Afrique, et le sorgho partout
Nous sommes maintenant relativement sensibilisés aux problèmes énormes que pose la baisse de la biodiversité. Cette sensibilisation reste quand même très incomplète, car la baisse la plus préoccupante n’est pas celle des grands animaux qui passent à la télévision, comme les baleines, les éléphants ou les ours polaires, ni même celle des abeilles, mais bien celle de la vie microscopique des sols, qui elle, n’a jamais eu de comité de défense.
Rappelons néanmoins que, d’après l’index « planète vivante » du WWF, la taille de la faune sauvage terrestre a diminué de 69 % entre 1970 et 2020.
Mais une autre atteinte à la biodiversité vient du fait que nous mettons « tous nos œufs dans le même panier ». Songeons qu’on peut estimer qu’il existe au moins 30 000 espèces végétales comestibles, mais qu’actuellement une trentaine seulement fournissent 90 % de l’alimentation humaine. Et 15 espèces animales, 90 % de l’élevage (l’Europe a déjà carrément perdu la moitié de ses races animales domestiques).
Idem pour les variétés utilisées : par exemple 4 variétés de blé produisent les 2/3 de la récolte française. Aux USA, 86 % des variétés de pommes du XIXe siècle, 94 % des petits pois, 86 % des tomates, 91 % des maïs ont déjà disparu !
C’est la même chose pour les céréales, qui sont à la base de l’alimentation humaine et animale. C’est vraiment navrant de constater que le mil et le sorgho qui sont des plantes diététiquement excellentes et qui poussent beaucoup plus facilement dans les zones arides, ne recouvrent plus que 12 % des surfaces consacrées au blé, maïs et riz, et totalisent à peine 3 % de leur production !
Mil et sorgho ne comptent presque plus dans le monde, comparés aux 3 « grandes » céréales. Chiffres Fao 2021
Pour le mil l’effort principal doit évidemment porter sur les pays africains ; c’est là qu’il faut encore tripler la production agricole et cette plante est bien adaptée à leur climat, actuel et en voie de dégradation, et la culture locale garde la mémoire de cette céréale. Multiplier par trois les surfaces cultivées, et par trois les rendements, et donc par 10 le tonnage produit ne paraît pas hors de portée, si une vraie mobilisation internationale, et surtout locale, se produit à l’issue de cette « année internationale du mil ». Toutes sortes d’institutions sont concernées : centre de recherche, écoles d’agricultures, banques, assurances, organisations non gouvernementales, médias, et tous les gouvernements.
Mise à part l’Inde et la Chine, presque tous les producteurs de mil sont africains. C’est sur ce continent qu’il faut développer de gros efforts. Chiffres FAO 2021
Pour le sorgho, l’effort devrait être planétaire et pas seulement africain. Une bonne partie du cheptel mondial (cochons, poulets, canards, lapins, veaux, etc.) mange du maïs à gogo. Cette plante miracle, qui autrefois n’était produite qu’en Amérique, a gagné tous les continents. Sa production a été multipliée par 6 depuis les années 60. En France par exemple, elle occupe 2,7 millions d’hectares, contre 5 pour le blé. Or, cette céréale, issue du tropique humide, est beaucoup moins adaptée au climat tempéré, car elle a besoin de beaucoup d’eau en juillet et août, au moment où il ne pleut pratiquement plus jamais ; ceci oblige à effectuer de nombreux travaux hydrauliques pour conserver les eaux de pluie de l’hiver et du printemps pour les resservir pendant l’été, et engendre de plus en plus de conflits d’usage dans de nombreuses régions.
Une des solutions pourrait être le passage du maïs au sorgho, qui pousse très bien sous ces latitudes et, comme il est originaire du tropique aride, a besoin de beaucoup moins d’eau pendant l’été. On voit d’ailleurs que les USA en sont déjà le plus gros producteur mondial.
Actuellement la France produit 15 millions de tonnes de maïs et 0,4 de sorgho. Un rééquilibrage semble utile, et même nécessaire si on veut vraiment affronter le dérèglement climatique qui s’accentue ! Profitons donc de « l’année internationale du mil » pour accélérer cette transition !
Mais bien entendu l’Afrique est concernée au premier chef. C’est là que la production de céréales est en enjeu de vie et de mort, comme on l’a vu avec davantage d’acuité avec la crise du blé issue de la guerre en Ukraine !
L’Afrique est également très présente dans la production mondiale de sorgho, mais elle peut, et doit encore progresser fortement. Chiffres FAO 2021
Soutenons donc résolument, chacun à notre niveau « l’année internationale du mil » !
Champs de sorgho, à développer fortement, y compris en France ! Source : Futura