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Loïc de Béru, que je connais depuis des années, est un passionné du goût et des comportements alimentaires. Particulièrement sensible aux liens entre la terre et l’alimentation, il défend une vision Agro-Positive de l’innovation. Il m’a proposé un format original de 4 regards croisés (Coopérative Eurial, FNSA, Bridor et myLabel) sur un même sujet : la crise du Covid19 vécue et perçue par ces acteurs et ses implications globales pour le système de l’agro-alimentaire de demain.
Stéphane de StripFood
Une situation sans précédent. C’est ce que nous vivons depuis le début de la pandémie de Covid-19, qui a conduit la moitié de l’humanité à être confinée. Touchant l’ensemble des pays et leurs habitants, cette onde de choc a également impacté les différentes filières économiques dont l’agroalimentaire. Plaçant ses acteurs dans une situation d’urgence inédite, la crise sanitaire a fait émerger des priorités tout en confirmant des comportements alimentaires, qu’il faudra prendre en compte pour « l’après Covid ».
Interrogés par Loïc de Béru de 109-CONSEILS, Laurent Debande, Directeur Général Business Unit Fromage, Beurre et Lait chez Eurial, Benjamin Guillaumé, Chef du Service Economie des filières à la FNSEA, Christophe Hurbin, Co-Fondateur et Président de la myLabel, et Eric Juillet de Saint-Lager, Directeur Général EMEA chez Bridor, ont témoigné sur cette actualité hors du commun.
De leurs visions croisées émergent 3 dimensions stratégiques, que les acteurs de la filière agro-alimentaire devront intégrer durablement : une demande accrue de protection, un nouveau rapport au temps et l’aspiration, enfin, à se nourrir avec plus de proximité.
Concilier production et protection
Alors que les circuits de la Restauration hors foyer passaient à l’arrêt du jour au lendemain, dès le confinement mis en place, les commandes en GMS ont explosé : entre + 30 % et + 50 % selon les produits, malgré une fermeture brutale des rayons trad au profit des PGC emballés frais longue conservation.
Face à cet emballement de l’activité, toutes les filières se sont organisées dans des temps record pour adapter la production et livrer en toute sécurité.
Une vigilance et des contrôles renforcés
Veillant à la santé et la sécurité des équipes, les sites de production alimentaire sont habitués aux règles sanitaires. Dans ce contexte inédit, les salariés ont dû toutefois adopter, dès le début, de nouvelles consignes comme le port obligatoire du masque ou la prise quotidienne de température recommandée.
Les entreprises des IAA ont dû redoubler aussi de vigilance et resserrer les fréquences de contrôle sanitaire, sans remettre en cause les fondamentaux. « Pour maintenir le lien avec nos clients, la force de vente a su très vite remonter les informations du terrain, précise Eric Juillet de Saint-Lager. Nous avons ainsi pu être très réactifs dans la mise en place de bonnes pratiques (guide et consignes d’hygiène, sachets scellés pour la GMS…) adaptées aux spécificités de nos clients, qui ont l’habitude de travailler en ce sens avec nos équipes terrain. L’amélioration continue des pratiques est un point fort de notre culture.»
Produire plus avec… moins d’effectifs
Selon Benjamin Guillaumé, la modification de la demande des consommateurs a eu des répercussions immédiates sur les approvisionnements en produits agricoles. « En amont, la collecte et les récoltes se sont opérées avec moins de ressources saisonnières et en adoptant les gestes barrières », explique l’expert de la FNSEA. Le lancement en mars dernier de la plateforme web « Des bras pour ton assiette », par la FNSEA, a contribué à pallier la hausse sensible de l’absentéisme et le manque donc de ressources humaines dans l’agriculture. Sur les sites industriels de même, il a fallu accroître les capacités de production malgré des effectifs en baisse. « L’élan et la mobilisation de tous ont été exceptionnels pour résoudre cette équation complexe », souligne Laurent Debande.
Limiter la « casse » économique
Confronté à la crise sanitaire, le secteur agroalimentaire a dû faire face à un double défi : assurer la protection des salariés – la priorité – et préserver la « santé » de ses différentes entreprises. Car certaines filières ont été plus impactées que d’autres. « La fermeture des nombreux commerces et restaurants a entraîné aussitôt la réduction massive voire l’arrêt de l’activité pour des filières comme l’horticulture, le vin, les canards, pigeons, cailles, les fruits à cidre, etc. Les produits festifs liés aux retrouvailles familiales ont été terriblement touchés. La fermeture des marchés et des rayons coupe en GMS a fortement pénalisé aussi les produits AOP, détaille Benjamin Guillaumé. Les grandes cultures ont subi de leur côté les soubresauts des marchés mondiaux, alors que les fruits et légumes ont bénéficié d’une préférence à l’origine France dans les GMS. »
Dans ce contexte se pose de nouveau la question de la juste rémunération des éleveurs. C’était le 1er thème sélectionné en 2019 par les consommateurs utilisateurs de l’application myLabel. Pour le lait, les prix étaient bien orientés avant le Covid, dans les objectifs de la Loi Egalim. Mais en quelques semaines on a rebasculé à des niveaux inquiétants pour les éleveurs (entre 315 et 330 € les 1000 litres).
L’ensemble des agriculteurs comptent sur les annonces de reprise (restauration, tourisme, ouvertures des frontières) et sur les prochaines négociations pour faire de la saison estivale une période de rebond.
Moins de temps consacré aux courses
En nous confinant dans nos foyers, la crise a révélé la possibilité d’un rapport au temps différent. Les observateurs ont noté une recherche d’efficacité chez le consommateur, qui a fait ses courses plus rapidement en passant moins de temps dans les rayons. Le rapport dépenses / temps passé en magasin a ainsi augmenté de 49 % (source : Pierre-Nicolas Schwab).
Le e-commerce, grand gagnant
Corollaire de ce phénomène, un recentrage s’est opéré sur la consommation en libre-service et le e-commerce, qui a littéralement explosé. « Les ventes alimentaires en ligne ont enregistré 40 % de croissance », indique ainsi Christophe Hurbin, co-fondateur de myLabel. En témoigne l’utilisation de l’application de la startup lyonnaise, qui a doublé en moins d’un mois sur les parcours d’achat en ligne.
De même , vraie solution d’accès sécurisé à l’alimentation, le drive a bien tiré son épingle du jeu. Pour conforter cette conquête, un des enjeux sera de personnaliser l’offre drive et d’y adapter les emballages. Ils devront s’individualiser, protéger les produits et informer les utilisateurs avec plus de précision. « Depuis le début du confinement, les requêtes hors nutrition (pesticides, huile de palme, bien-être animal, juste rémunération des agriculteurs, origine locale, égalité femmes-hommes…) ont grimpé de 70%. Nous travaillons sur le développement d’étiquettes augmentées pour répondre à cette demande », observe Christophe Hurbin.
Nutrition et santé : des préoccupations fortes
Selon Eric Juillet de Saint-Lager, durant cette période de confinement, Bridor a enregistré une demande croissante de l’Amibiote – une baguette développée avec l’INRA, riche en fibres bénéfiques pour le microbiote intestinal. Fortement assimilés à des bénéfices santé et possédant un fort pouvoir de réassurance, les produits bio et Label ont également augmenté dès les premières semaines. Cette crise a ainsi amplifié la place des critères santé/sécurité dans les choix alimentaires. Un sujet sur lequel les marques devront continuer d’avancer.
L’importance grandissante portée à la sécurité des aliments révèle toutefois quelques inversions de priorité dans l’esprit et les actes des consommateurs. Les rayons vrac perdent ainsi des parts de marché (pour des raisons évidentes d’hygiène) tandis que les suremballages (même en plastique) sont plus sollicités ! Les rayons surgelés, habituellement délaissés par les consommateurs, ont vu à cette occasion leurs ventes progresser de 23% (source L’Obs). Autant de réactions de protection certainement éphémères…
L’essor du « cuisiné maison »
Passé le temps de l’inquiétude et des courses de précaution, le cuisiné maison est devenu le grand gagnant d’une équation simple : tous les repas à la maison + 100 % de son temps à domicile = plus de temps aux fourneaux (61% des français affirment s’être remis à cuisiner – source L’Obs).
Que ce soit pour renouveler les menus, se faire plaisir, maîtriser son alimentation, optimiser son budget ou simplement passer du temps avec ses enfants, les consommateurs ont multiplié les occasions de cuisiner, encouragés par les nombreux conseils de chefs dans les médias et sur les sites de cuisine, dont la fréquentation a fortement augmenté. Les rayons beurre, farine, œufs et levures en ont été les premiers bénéficiaires, redonnant ainsi une place fondamentale aux produits bruts et aux blockbuster chez les industriels. Cette liste de courses recentrée sur les essentiels perdurera-t-elle ? Mieux manger et reprendre le contrôle de son alimentation sont en tout cas des préoccupations, qui s’ancrent progressivement dans le quotidien des consommateurs.
La prime au consommer local
Applaudir, agir autour de chez soi… L’élan solidaire, qui a enflé durant la crise, aura une incidence durable sur les achats de proximité. « Face à cette pandémie, nous avons vraiment le sentiment d’être au bon endroit ! C’est notre travail d’aider les consommateurs à aller vers des démarches et produits vertueux », commente Christophe Hurbin.
Etre plus en direct avec le consommateur
Depuis plusieurs années, le local est porté et défendu par les filières. Et la perspective de souveraineté alimentaire est un enjeu réel. « Nous portons un regard très attentif sur tout ce qui peut s’adapter en local, réagit Benjamin Guillaumé. Les agriculteurs auront un rôle important à jouer dans cette relocalisation et nous devons d’ores et déjà encourager les démarches exemplaires pour ne pas retomber dans les travers d’avant crise. Cela demande de l’exigence et de repenser les filières dans leur globalité, y compris pour la nutrition animale. »
Les filières et les industriels ne pourront ainsi avancer seuls. La grande distribution devra se réinventer et mettre encore plus en avant les initiatives locales. Les tensions sur les fruits et légumes ont encouragé la GMS à s’approvisionner en made in France, il faudra continuer !
« Il y a une prime au local, c’est évident. Nous ne sommes pas encore équipés pour faire du 100 % local mais les consommateurs vont demander plus. Notamment après avoir testé des réseaux de proximité et de nouvelles solutions d’accès à l’alimentation, constate Laurent Debande. Nous devrons repenser notre offre de produits et services pour être plus en direct avec les consommateurs en zone urbaine. » C’est le positionnement choisi par des enseignes telles que Monoprix ou Franprix, qui veulent devenir la « cuisine des urbains ».
Les circuits de proximité en lumière
Consommer local, c’est retrouver du lien humain avec les commerces de proximité et découvrir les circuits de vente directe proposés par les producteurs. La Région des Pays de la Loire s’est fortement investie sur le thème « Manger régional, c’est capital ! » en relayant les nouveaux débouchés de proximité auprès des consommateurs. La ville de Nantes, de même, a mis en ligne « Les bonnes adresses pour acheter frais et local » afin de s’approvisionner en direct dans le respect des règles sanitaires.
Savoir répondre à de « nouveaux essentiels »
Les grands groupes, et peut être encore plus les PME et ETI, ont montré durant cette crise leur capacité à être agiles pour répondre à ces enjeux. « Ce sont les plus petits moulins qui se sont le plus vite adaptés à des formats de 1kg de farine pour les grandes et moyennes surfaces » illustre Benjamin Guillaumé.
Cultivant cette agilité vertueuse, les acteurs de la chaîne alimentaire devront ainsi répondre à de « nouveaux essentiels » :
– Un accès à l’alimentation plus agile, plus rapide, plus sûr, à géométrie variable, personnalisé, où le local et la solidarité avec le monde rural prendront de l’importance,
– Des achats réfléchis pour se nourrir avec attention et responsabilité, en prenant soin de soi et de son environnement, grâce à des informations précises et transparentes,
– Des achats plaisir pour éveiller le goût, s’impliquer dans l’acte culinaire et découvrir de nouvelles expériences de dégustation,
C’est en relevant toutefois le difficile challenge du pouvoir d’achat, au cœur des préoccupations des ménages dans les prochains mois, que cette stratégie pourra se déployer.
En dépit des contraintes imposées durant ce temps, le confinement aura finalement contribué à porter une vision Agro-Positive inspirante. Un terreau fécond pour accélérer l’innovation et générer des leviers de développement durables et à haut potentiel pour les filières et l’ensemble des acteurs.
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