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J’avoue faire partie des gens pour qui le cidre est tombé quelque peu en désuétude. Ma consommation doit être limitée à une visite annuelle dans une crêperie bretonne et à la traditionnelle Chandeleur. Alors, pour préparer cette interview de Dominique Hutin, grand spécialiste de cette boisson populaire, je suis allé acheter quelques bouteilles et discuter avec des connaissances bien placées. J’ai alors réalisé que quelque chose était en train de se passer dans ce milieu et que les clés de cette belle métamorphose étaient tout simplement inspirantes pour bien des produits en quête de valorisation sans jamais renier leurs origines.
Stéphane Brunerie
StripFood : Qui êtes-vous Dominique Hutin ?
Dominique Hutin : En marge de mon travail de journaliste, je travaille à l’édification d’une culture nouvelle du cidre, autant qu’à l’accouchement de CidrExpo 2021. J’essaie de penser des concepts innovants pour que le cidre soit bien dans son époque.
Par exemple, j’ai récemment modélisé « Vieillissement Prolongé » pour le Cidre Cotentin Aop, à l’incroyable potentiel de garde de 10 ans, 20 ans, 30 ans… Il s’agit d’un système de réservation et de vieillissement en cave de producteurs pour mettre en lumière la capacité de garde de ces cidres, de les protéger d’une consommation trop rapide, favoriser l’intégration de jeunes producteurs (4 transmission sur 9 exploitations) et pallier au déficit de caves en villes et l’absence de culture de garde pour le cidre. Pour aider à la diffusion, les producteurs ont mutualisé leurs efforts : panachage possible, 1 seul bulletin de réservation, 1 seul paiement, 1 seule livraison. C’est aussi une manière de sortir de la crise par le haut et de changer l’image sociale du cidre (réservation : jusqu’au30 avril)
D’ailleurs, je ne suis pas né journaliste, j’ai d’abord endossé les costumes d’ouvrier, d’informaticien, de chef de projet « formation », de rédacteur de manuels informatiques, d’antiquaire, d’intermittent du spectacle… avant de créer au début des années 90 « AOC, Agitation œnologique & culinaire » pour tordre l’univers de ce qui se mange et se boit, au fil d’interprétations personnelles (« Ciné-Cépages », « Allez vous faire boire ! » …). Des faits et méfaits qui m’amènent en 2003 à écrire dans différentes revues spécialisées cuisine et vin, de sillonner les restaurants avec la casaque du Fooding, de taper pleine lucarne à Cuisine TV. Depuis 2006, je suis réinstallé en Normandie, dans la Manche au cœur des vergers, d’où je prolonge un travail d’observation (entamé en 1995) et de conseil auprès de la planète Cidre. Je continue de mâcher le papier de la presse écrite, de raconter le vin sur France Inter (On va Déguster) et d’écrire une saga dont l’encre n’est pas encore sèche, celle du vin, du cidre et de leurs périphéries.
En fait, le cidre c’est pas du tout normand ?
Épuisons la question : ni breton, ni normand.
Mais le seul fait que nous posions cette question est un marqueur important du déficit d’image du cidre, sommé de devoir encore justifier ses origines, comme si son histoire contemporaine importait moins que le folklore dans lequel on l’a longtemps enfermé.
On peut le voir comme une preuve de défiance envers une production supposément pétrifiée ou, au contraire, le début d’un nouvel imaginaire, avec un potentiel d’histoires à raconter.
Pour le reste, si les français sont à ce point « œnocentrés » qu’ils pensent avoir inventé le vin, normands et bretons souffrent du même complexe de supériorité avec le cidre… alors qu’ils devraient saluer comme leurs devanciers les basques (et plus globalement l’Espagne du nord océanique : Asturies et Biscaye). Mais si, en normand, il faut vraiment pratiquer un croque-en-jambes aux voisins bretons, on profitera de ce que le contentieux « Mont-Saint-Michel » soit bouclé depuis longtemps pour ressusciter un -semblant- de taquinerie avec le fait que c’est un normand, Marin Onfroy, qui rapporte des greffons de Biscaye, au XVIe siècle.
Pour finir d’être de mauvaise foi et de défendre ma presqu’île, rapportons qu’en 1589, Julien le Paulmier (ce n’est pas un pseudo…), dans son « Traité du vin et du cidre » (« De vino et pomaceo »), met les choses à leur place : « les cidres que l’on produit en Cotentin sont les meilleurs cidres de la province de Normandie ». Mais au final, en termes contemporains et non partisans, les producteurs aujourd’hui (se) sont débarrassés de ces considérations d’un autre temps et se fédèrent par communautés d’esprit, indépendamment de leurs origines.
Qu’est-ce qui fait un bon cidre ?
Tout dépend d’où l’on pose la question, dans le temps et dans l’espace.
Il y a encore peu de temps, pour les natifs de Normandie ou de Bretagne, un « bon cidre » c’était le cidre de leur grand-père. Bref, des cidres qui peuvent avoir le goût et l’odeur des nostalgies mal placées. Des jus pas systématiquement synonymes de glorieuses réussites. Il y a toujours eu des pépites magnifiques, à la rusticité de bon aloi, autant que des trésors de finesse mais qui devaient cohabiter dans les campagnes avec des boissons parfois dures et/ou à défaut, qui ont pu être embellies par le filtre enjoliveur des souvenirs.
Si vous habitez au large des régions traditionnelles de production et des cavistes avisés, votre approche du cidre se limitait fatalement à la traditionnelle -et unique- référence (bretonne ou normande) du magasin du coin, dédiée à la période d’hyper-saisonnalité du duo « galette des rois-chandeleur ». Faute de distribution suffisante des productions confidentielles, il pouvait s’agir de cuvées de gros volume, au caractère très consensuel, mais largement diffusées, l’exigence qualitative du buveur-acheteur passant après le prétexte d’une occasion festive.
Par ricochet, l’image du bon avait le goût du fade.
Pour jauger ce qu’est un « bon » cidre, versant consommateur, apposez votre exigence envers le cidre à ce que vous demandez à un vin : équilibre, longueur, émotions.
Côté cidriculteurs, pour tendre vers le « bon », les meilleurs producteurs s’en remettent à des pommes à cidre, qui sont des variétés dédiées, adaptées à leur terroir (géologie, climatologie), à des matières premières saines, à l’éloge du temps lent, à une hygiène parfaite, à la maitrise des températures, à une connaissance de leur métier (avec le renfort d’œnologues au besoin), en lieu et place de l’empirisme.
Le cidre semble en pleine effervescence tournant le dos à l’image de la bolée de crêperie ou d’une consommation éphémère souvent réduite à la chandeleur ou l’épiphanie. Quels sont les leviers pour arriver à changer l’image et revaloriser ainsi ce produit ?
Son image sociale a longtemps été faible. Notamment à cause de son extraction agricole et de son usage en boisson domestique, pareille à l’eau. En regard de sa longue historie, la professionnalisation des cidriers est relativement récente. Il faut dire, qu’en comparaison, le vin travaille son marketing et ses éléments de langage depuis plus de 2000 ans. C’est une réflexion nouvelle pour le cidre, profession qui s’est longtemps peu racontée, cantonnée qu’elle était à une distribution locale ou par le biais d’opérateurs ultra-dominants, devant disperser de gros volumes, ce qui induit souvent un manque d’audace et, pire, un discours mortifère parce que générique : on disait LE cidre, là où le vin fait rêver par sa foultitude de nuances, de sancerre à pomerol.
L’un des leviers majeurs est donc l’affirmation de la diversité de ses identités, là où l’expression des différences plafonnait à « brut » ou « doux ». Bref, non, tout n’est pas égal dans l’univers du cidre et ses bassins sont nombreux, du Limousin au Pays d’Othe (Champagne), en passant par le pays basque ou la Thiérache (Aisne, Nord, Ardennes). La magnifique carte de Franck Brigant, un amateur breton, illustre cette diversité qui prend les atours de cidres blonds et légers ici, de cidres ronds et enjôleurs ailleurs, de cidres puissamment tanniques parfois, de cidres monovariétaux parfois…
Les millésimes ne fleurissent que depuis peu de temps sur les bouteilles alors que le cidre est -comme le vin- météodépendant, avec ses petites et grandes années. Je viens d’ailleurs de créer une carte des millésimes pour le Cidre Cotentin Aop et animé, pour secouer la presse viticole, plusieurs verticales de millésimes, comme celles de la Maison Hérout, en Cotentin, avec une dégustation de 2018… à 1997, accolée à la cuisine créative du restaurant Fragments à Caen.
Pendant que le « cidre à la française », continue d’incarner sur le plan mondial une sorte d’excellence (clarification du moût, fermentation lente puis prise de mousse en bouteille), le cidre ne s’interdit pas la créativité avec des cuvées parcellaires, des cuvées houblonnées, d’autres « finished » en fût de calvados, des co-fermentations (avec du coing, par exemple) et toute une somme de nouveautés qui signent l’incroyable effervescence qui travers la planète cidre. De ce point de vue, il est très urgent de s’ouvrir à une « internationale du cidre », incroyable source d’inspiration pour qui regarde les productions américaines, anglaises, ukrainiennes… ce que Cidrexpo 2020 avait parfaitement mis en lumière.
Et puis, enfin, le renouvellement des générations de producteurs qui vont prendre la suite des pionniers Éric Bordelet, Éric Baron, Marie-Agnès Hérout…
Le cidre semble avoir pas mal d’atouts. En quoi rencontre t-il aussi les attentes des nouvelles générations et peuvent expliquer ainsi son fort potentiel ?
Maintenant que le cidre a opéré une mue qualitative, son changement de statut continuera d’évoluer au fil d’un nouvel imaginaire porté par le conditionnement (magnum, 33 centilitres, pression…), des étiquettes délurées, un champ lexical élargi. Mais il ne s’agit surtout pas de faire du négationnisme en reniant le versant traditionnel de la production ; l’idée est d’offrir un panorama riche, mouvant, là où pesait une image monolithique. Bref, le spectre le plus large possible, des cidres d’auteurs-explorateurs pour jeunes urbains jusqu’aux bouteilles parcheminées des talents rustiques qui doivent pouvoir continuer de rayonner autour de leurs fermes.
Accessoirement, finissons d’enterrer la bolée, plus traître qu’ambassadrice (ou laissons-là aux crêperies folkloriques des siècles derniers). Chez un vigneron, au moment de déguster, alors qu’il vous tend un verre adapté, vous viendrait-il à l’idée de lui demander un bol ? Le cidre ne doit plus nourrir de complexe et s’enfermer dans des rituels qui laissent peu de place aux qualité et nuances organoleptiques.
Si avec les phases de confinement, le mode « local » a pris plus de sens encore et a bénéficié au cidre, la restauration peine encore à intégrer le cidre en levier d’illustration et de promotion. Aux restaurateurs qui me disent cuisiner local, je dis « ok, mais montrez-moi votre carte des boissons ». Le cidre, trop souvent au singulier (alors qu’un choix de 2 ou 3 références donnerait du relief à la carte), faiblement valorisé, parfois anonymisé et relégué après les sodas industriels ne sert pas le propos du restaurateur. Alors que des solutions valorisantes existent, il suffit de loucher vers quelques cartes malines ou scruter l’apparition de restaurants/caves à cidres (le Sistrot à Quimper, Le Breizh Café à Paris, Cancale, Tokyo, la Cidrerie ou Brutus à Paris, la Cidrothèque à Bruxelles), à l’offre luxuriante.
Pour illustrer ce champ du possible, j’ai demandé à ceux des plus éveillés sur le sujet parmi les restaurateurs de venir souffler des pistes pertinentes autour d’une table ronde.
Enfin, on peut penser que les atouts du cidre tiennent dans ce qu’il est, depuis toujours :
- la société a revu son rapport à l’alcool ? Aucun problème, de 3 à 11° ; le cidre sait voyager léger.
- La société est traversée par des considérations environnementales ? Pas de souci, non seulement les vergers contribuent à entretenir l’identité paysagère mais la pomme à cidre, rustique et transformée par écrasement, n’a pas besoin de paraître belle sur l’étal du marchand à grands renforts de traitements phytosanitaires.
- La société est en petite forme économique ? Peu importe. Même de mieux en mieux valorisés, les différentes cuvées continues d’être proposées à prix… cidricoles.
- La société est en quête de produits nouveaux ? Tant mieux. La créativité nouvelle qui baigne la production cidricole emprunte autant au geste « ni ni ni » des vins naturels qu’à la liberté des bières artisanales.
Le cidre est devenu une valeur d’étonnement sans rien abandonner de ses valeurs cardinales.
Nouveau et intemporel, c’est autant le paradoxe du cidre que le pari qu’il a gagné.
Quels sont vos projets autour du cidre ?
- Finir la rédaction, en cours, de deux livres, avec des approches très différentes.
- Animer Cidrexpo, en version connectée (du 12 avril à la fin de l’année), avec 9 conférences et 19 masterclass.
- Préparer pour France Inter, le dimanche 11 juin, un volet d’On va déguster, entièrement dédié au cidre,
- Mettre en boîte une suite de vidéos pour les réseaux sociaux.
- Ouvrir librement quelques-uns des 250 crus de ma cave personnelle à des gosiers curieux, simplement au titre de la circulation de la culture du cidre.
- Vous parler, bientôt, de AC/DC, Agence de Communication et Développement Cidricole.
Enfin, quels seraient les 3 cidres que vous nous recommanderiez pour entrer tranquillement dans cet univers si passionnant ?
En m’en tenant à ce qui est bien distribué en France :
- « Taloche », un cidre houblonné de Damien Lemasson, un voisin, un créateur et un pionnier, à qui je dois beaucoup dans la compréhension de cet univers
http://www.cidre-lemasson.fr/
- Un cidre millésimé de Cyril Zangs, parce qu’il est distribué chez les bons cavistes, parce qu’il a dynamité pas mal de codes, parce qu’il a contribué au rapprochement des univers vin et cidre
- La cuvée « 3 pépins », de Jacques Perritaz (Suisse), parce quelle allie la créativité, une forme d’excellence, une valorisation élevée dont manque le marché du cidre et pour la nécessaire curiosité qui doit animer l’amateur en sautant à saute-frontières.
En bonus, pour tricher :
-
- « Nérios » de Johanna Cécillon, en Bretagne, parce qu’elle incarne l’avenir et une folle exigence qualitative
https://domainejohannacecillon.com/fr/ - Un poiré du Domfrontais de Jérôme Forget
https://www.fermedelyonniere.com/ - Un Cidre du Perche qui vient d’obtenir l’Aoc
https://cidreduperche.fr/ - Et 1000 autres…
- « Nérios » de Johanna Cécillon, en Bretagne, parce qu’elle incarne l’avenir et une folle exigence qualitative