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C’est grâce à Laurent, à l’époque propriétaire d’une épicerie fine à Tours, que j’ai découvert la richesse de l’offre des chocolatiers « Bean-to-Bar » (les chocolatiers maîtrisant le savoir-faire de la fève jusqu’à la tablette). Depuis, j’avoue prendre un plaisir non dissimulé à acheter de temps en temps ces chocolats d’artisans (mention spéciale pour Chapon, Bonnat, Akesson’s, la Féverie ou encore Marou) façonnés avec une intense minutie qui va jusqu’à la façon de graver la tablette ou le choix du papier d’emballage. J’ai voulu donner la parole à Laurent, non seulement car il maîtrise parfaitement son sujet, mais aussi parce qu’il le raconte merveilleusement bien ».
Stéphane Brunerie.
CHAPON, la Rolls du chocolat beantobar selon moi.
StripFood : Qui es-tu Laurent et comment es-tu « tombé » dans le chocolat ?
Laurent Meudic : Je suis originaire de Tours où j’ai fait une partie de mes études. Puis, je suis parti à la Rochelle, où j’ai trouvé mon premier job dans un établissement financier en sortant de l’école de commerce.
Je pensais connaître le chocolat parce que je mangeais du Lindt avec de forts pourcentages de cacao, puis j’ai croqué dans une tablette de chocolat Bonnat.
J’y ai rencontré mon mentor, qui m’a sensibilisé au bio et au commerce équitable balbutiant – je n’avais pas encore 25 ans. Puis j’ai habité dans plusieurs villes en France, jusqu’à arriver à Poitiers en 2004, où j’ai découvert une petite épicerie fine près de l’église Notre-Dame. Je pensais alors connaître le chocolat parce que je mangeais du Lindt avec de forts pourcentages de cacao par rapport à la moyenne, puis j’ai croqué dans une tablette de chocolat Bonnat. Depuis, partout où j’allais ensuite, je téléphonais à Bonnat pour leur demander où je pouvais les trouver. Je me suis pris au jeu et de rencontres en échanges avec des chocolatiers, des planteurs, des importateurs, des distributeurs, de salons en visites de plantations, j’ai été complètement happé !
Vidéo « Les Choix d’Elise »
StripFood : J’ai vraiment l’impression que le chocolat est finalement aussi complexe que le vin ?
L.M. : Si les vins sont sans doute les produits les plus complexes qui soient, le chocolat, le thé et le café ne sont en effet pas en reste. Les possibilités sont incroyables ! On va tout autant s’intéresser aux quatre principaux goûts (sucré, salé, acide et amer) et à quantités de combinaisons d’arômes.
Du coup, comme pour les autres aliments, plus on les corrige, plus ils sont sucrés, et moins ils sont complexes. C’est pour cela qu’on dit souvent que les amateurs préfèrent tester le chocolat noir avec un pourcentage supérieur à 70 % de cacao.
Le chocolat est autant régressif que sensuel, aussi complexe qu’accessible à tous. C’est unique !
Enfin, le chocolat est surtout LE produit trans-générationnel par excellence ! Aucun autre produit au monde ne peut autant se partager quel que soit son âge ou son sexe. Le chocolat est autant régressif que sensuel, aussi complexe qu’accessible à tous. C’est unique !
En outre, on a beau en consommer depuis notre plus jeune âge, peu de gens savent exactement où et comment le chocolat est produit et transformé, en partant de la fève pour arriver au chocolat que l’on consomme. C’est donc un sujet passionnant.
StripFood : Justement, peux tu nous expliquer dans le milieu du chocolat ce que l’on appelle le « Bean-to-Bar » ?
L.M. : Il y a débat, donc il n’existe pas (encore) de définition officielle.
Certains – dont je fais partie – se concentrent uniquement sur la traduction littérale d’un savoir-faire, d’un procédé : « de la fève à la tablette ». Le chocolatier doit donc savoir transformer la fève marchande (fermentée et séchée) en chocolat dans ses propres ateliers, sans sous-traiter ni la torréfaction éventuelle (exception faite des chocolats dits « crus »), ni le broyage. Dans ce cas, cela signifie qu’aussi bien, par exemple, le groupe CEMOI et les artisans d’Encuentro à Lille sont tous deux des chocolatiers « Bean-to-Bar ».
D’autres pensent que cela n’est pas suffisant, car ce mouvement – qui fût initié par des Californiens au début des années 1990 – comporte depuis son origine, en plus de l’aspect fabrication, des exigences éthiques et de transparence à tous les stades, depuis la plantation jusqu’à la vente. Ce qui est parfaitement vrai ! Sauf que derrière, il faudrait pouvoir s’engager à tous les contrôler régulièrement, avec un cahier des charges déterminé, ce qui n’est pas réaliste à l’échelle mondiale.
Je fais donc partie de ceux qui considèrent que « Bean-to-Bar » décrit un savoir-faire et que l’équité et la transparence sont d’autres aspects à considérer à part.
Quels que soient les acteurs, les gros défauts sont désormais rares. Et paradoxalement, c’est bien cela qui est inquiétant.
Il n’en reste pas moins qu’une bonne partie des artisans qui se lancent dans cette aventure périlleuse est davantage sensible à la qualité de la fermentation des fèves, donc aux conditions de vie des planteurs, donc des prix payés en amont.
StripFood : Qu’est-ce que cela apporte vraiment en matière de bénéfices et où se situe vraiment la création de valeur ?
L.M. : Quels que soient les acteurs, les gros défauts sont désormais rares. Et paradoxalement, c’est bien cela qui est inquiétant !
Il y a différents aspects à considérer sur ce point.
Les deux grandes étapes qui conditionnent la qualité et la complexité d’un chocolat sont la fermentation (réalisée par le planteur) et la torréfaction (réalisée uniquement par les chocolatiers « Bean-to-Bar »). Le chocolat est donc avant tout un produit agricole, d’où l’importance du lien entre planteurs et chocolatiers. Ceux qui achètent leur chocolat chez un couverturier ou les grands acheteurs de cacao à la bourse de Londres ou de New York (souvent non fermentés pour réduire encore les coûts) ne peuvent pas avoir la main sur cet aspect pourtant déterminant sur le résultat final. Il n’y a pas de complexité aromatique sans un produit agricole de qualité, traité de la meilleure des manières.
Ensuite, maîtriser toute la fabrication, c’est garder sa singularité, son identité, voire accepter une certaine irrégularité inhérente au métier d’artisan, au niveau des goûts et des arômes. Et ça, les chocolatiers avaient fini par l’oublier grâce aux fantastiques progrès technologiques et aux immenses gains de productivité réalisés par les industriels durant les XIXe et XXe siècles. Chacun redécouvre aujourd’hui l’absolue nécessité de se démarquer, ce qui n’est pas possible si tout le monde utilise les mêmes chocolats.
Le « Bean-to-Bar » réduit l’uniformisation et redonne de la diversité.
Nous étions descendus à moins de 10 artisans « Bean-to-Bar » en France au début des années 2000 (pareil en Belgique et pire encore en Suisse, les 2 autres pays du chocolat). Aujourd’hui, ils sont environ 70 pour les Français et il ne se passe pas un mois sans qu’on entende parler d’une ouverture ou d’un projet (plusieurs dizaines en Belgique, mais moins de 5 en Suisse à l’heure actuelle !). Donc, le « Bean-to-Bar » réduit l’uniformisation et redonne de la diversité !
En outre, comme pour n’importe quel autre aliment, plus on augmente la quantité produite par un même opérateur, plus on diminue la qualité du produit fini. Tout simplement parce qu’à cause de la course aux volumes, chaque dixième de centime représente des dizaines, voire des centaines de milliers d’euros ou de dollars à la sortie. Et désormais, chaque acteur a atteint les limites de ce système. Tout opérateur est ainsi « contraint » de se tourner vers de nouveaux fournisseurs plus compétitifs parce qu’à leur tour, ils se sont tournés vers des matières matières premières plus abondantes, avec des critères moins restrictifs. Si l’on accepte l’idée que plus on est exigeant, plus on va payer cher pour atteindre ses exigences, alors il faut aussi accepter le raisonnement inverse.
Enfin, les objectifs de chaque opérateur sont différents.
Les industriels recherchent à augmenter les volumes : ils vont donc traiter leurs chocolats pour lisser les arômes, ne surtout pas risquer de « choquer » leurs consommateurs ou leur déplaire. Et je ne reviens pas sur la moindre qualité des matières premières qu’ils ont achetées (principalement en Côte d’Ivoire et au Ghana). Résultats, tous ces chocolats se ressemblent la plupart du temps.
Pour leurs clients professionnels (pâtissiers et autres), les industriels vont tout faire pour stabiliser les arômes afin que rien ne modifie les recettes de leurs clients.
Les artisans, eux, recherchent la personnalité, la singularité, la différence et, pour certains, assument l’irrégularité dans le temps, d’une récolte à une autre, voire d’une fournée à une autre. L’excellence ne peut pas être conçue autrement.
Revenons à la comparaison avec le vin : pourquoi croyez-vous qu’il y ait, au sein des mêmes maisons de champagne, de telles différences de tarifs entre les assemblages trafiqués aux levures aromatiques, ramassés à la machine vendus en grande distribution, et les bouteilles millésimées mono-parcellaires issues de ramassages manuels ? Pourquoi les premières bouteilles ont-elles toujours le « même goût » et les autres non ?
StripFood : Qui sont les différents acteurs du « Bean-to-Bar » ?
L.M. : On peut dire que la croissance énorme du nombre d’industriels connus dans le courant des XIXe et XXe siècles (au détriment du nombre d’artisans) tend à se calmer et qu’on voit de nouveau apparaître des indépendants.
En revanche, la Suisse, ‘LE’ pays du chocolat, est totalement sorti du jeu.
Pour ce qui est des chocolats « Bean-to-Bar » artisanaux, à l’instar des micro-brasseries dans le secteur de la bière, les États-Unis (qui sont de loin les plus dynamiques et qui ont initié le mouvement), la France, la Belgique, le Royaume-Uni ou le Japon sont de véritables références mondiales. En revanche, la Suisse, « LE » pays du chocolat est totalement sorti du jeu ! Tout ou presque y est fabriqué par des industriels.
L’autre phénomène est le développement exponentiel des artisans installés dans les pays producteurs, lesquels sont parfois « Tree-to-Bar », car il possèdent leur propre plantation : d’abord et surtout en Amérique centrale, mais aussi en Asie et plus lentement en Afrique. Le must du must, pourrait-on dire, puisque la maîtrise du produit agricole et de sa transformation assure une meilleure captation de la valeur ajoutée.
StripFood : Chaque semaine, tu réalises des revues de tablettes sur les réseaux sociaux. Quelles sont les marques que tu recommandes et où peut-on les acheter ?
L.M. : Tout dépend d’où vous en êtes !
D’une manière générale, les tablettes de grande distribution (GD) non spécialisée n’ont pas beaucoup d’intérêt. Toutes se ressemblent. La seule exception concerne la marque Ethiquable qui réalise quelques tablettes plus intéressantes que la moyenne, avec l’éthique en prime.
Les chocolats Bonnat sont sans doute le meilleur pied à l’étrier pour quitter le monde de l’uniformisation.
Si vous êtes habitués au Lindt noir 70 % (l’un des leaders du marché en GD), alors c’est génial ! Il y a un univers entier, là, juste à côté de vous, qui va probablement vous faire chavirer.
Si vous voulez comprendre ce qui se joue sur les origines de chocolats noirs, alors démarrez avec les chocolats Bonnat. C’est sans doute le meilleur pied à l’étrier pour quitter le monde de l’uniformisation, avec une texture reconnaissable entre mille, à vous faire tomber à la renverse.
Après quelques semaines avec ce régime, le temps pour votre palais de s’éduquer, attendez-vous à un choc lorsque vous reviendrez à vos anciennes amours chocolatées. Cela nous fait tous ça et c’est énorme. Ensuite, il n’y aura plus de limites à votre imagination : allez découvrir les chocolat Marou du Vietnam, Chapon, Ecuentro ou La Fèverie en France, les Belges Millésime Chocolat, les Suisses Orfève, les Canadiens Qantu…
En grande-distribution, si vous êtes habitués aux chocolats au lait ou gourmands (avec des inclusions, aux noisettes ou autres), là encore, je vous conseille Ethiquable.
Dans les épiceries fines, vous trouverez des réalisations remarquables d’un tout autre niveau, comme Zotter (d’Autriche), Robert (de Madagascar), Morin (de France) et bien d’autres pépites.
En magasins bio, Dardenne (France) et Artisans du monde réalisent quelques superbes tablettes. Mentions spéciales pour la Dardenne aux cacahuètes grillées set salées, et l’Artisans du monde aux noisettes et sucre muscovado (sucre de canne complet).
StripFood : Quel est le prix de ces chocolats comparé à l’offre de grande distribution ?
L.M. : L’offre de grande distribution se positionne entre 15 et 39 euros le kilo (soit 2 à 3,90 euros la tablette) alors que cette offre « Bean-to-Bar » se situe plutôt entre 45 et 100 euros le kilo.
StripFood : Je me permets d’insister mais si on ne veut ou ne peut pas mettre ce budget, quelle offre de grande distribution recommandes-tu pour se faire plaisir à un prix plus abordable tout en dégustant une certaine qualité ?
L.M. : En grande-distribution, en matière de chocolat, il n’y a plus de mauvais produits. En revanche, ils sont devenus beaucoup trop homogènes et pour moi, il ne se passe pas grand chose hormis encore une fois avec Ethiquable. Cela dit, j’avoue dernièrement avoir quand même été scotché par le chocolat bio Côte d’Or fèves Trinitario 70 %.
StripFood : Que penses-tu des différents labels et certifications pour guider nos choix ?
L.M. : D’une manière générale, je ne fais jamais confiance aveuglément aux logos du commerce équitable qui trahissent souvent l’idée que l’on s’en fait. Non, malgré le logo, on ne peut pas trouver de chocolat équitable à moins de 2 € la tablette comme chez LIDL. La plupart des chocolatiers vraiment équitables refusent d’ailleurs de s’abaisser à afficher de tels logos. En outre, une bonne partie de ces « labels » ont en fait été créés et sont contrôlés par les industriels eux-mêmes, qui ont pris soin de sa cacher derrière des pseudo-fondations. Peut-on être juge et partie ? Non, bien sûr…