Temps de lecture : 5 min
Deux pays dominent plus de 50 % de la riziculture mondiale : la Chine et l’Inde. La Chine n’exporte pratiquement jamais et elle importe relativement souvent pour gonfler ses énormes stocks, par peur de manquer. L’Inde, hors période électorale, exporte une partie de sa production, faisant en quelque sorte fi de la malnutrition qui continue à y faire de véritables ravages. Le réchauffement climatique menace structurellement cette production et on n’arrive plus à augmenter ni les surfaces ni les rendements dans la plupart des pays producteurs. À cela s’ajoute à court terme, la décision de l’Inde (avec des élections en vue), de fermer ses frontières et de privilégier sa propre population. Conséquence, malgré des stocks mondiaux au plus haut, le prix du riz, au plus de haut depuis 15 ans, fait peser le risque d’aggravation de la faim dans de nombreux pays d’Asie et d’Afrique où cette céréale est au cœur de l’alimentation.
On l’avait écrit dès octobre 2022 : « Le riz sera plus rare et plus cher en 2023 »… et l’on est vraiment désolé de voir cette dure réalité : le prix mondial du riz a augmenté de 30 % depuis le début de l’année, avec une brusque accélération pendant l’été (+9,8% en aout 2023, d’après la dernière actualisation de l’Indice FAO des prix des produits alimentaires). Ce prix est dorénavant au plus haut depuis 15 ans, depuis l’année 2007 et ses émeutes de la faim dans 35 pays du monde !
On y lisait : « selon USDA (United States Department of Agriculture), la production de riz devrait baisser en moyenne de 2 % par an, en raison de l’évolution climatique. En fait, sur les 142 millions d’hectares de rizières en Asie, on estime que 16 millions sont menacés par la salinité, 22 millions par les inondations, et 23 millions par la sécheresse, et certaines parfois par les 3 successivement ! Par exemple, plus de la moitié du delta du Mékong au Vietnam, où vivent 17 millions de personnes qui assurent 50 % de la production agricole du pays, devrait être inondée en 2050 ».
Prévisions « optimistes » et « pessimistes » du recouvrement par la mer du delta du Mékong au Vietnam (le grenier à blé du pays) d’après le New York Times (29/10/2019)
Idem pour le delta du Nil en Égypte
Le paragraphe suivant n’a malheureusement pas pris une ride : « Chez nous, l’enjeu est relativement faible, puisque nous n’en mangeons qu’un peu plus de 5 kilos par personne et par an, bien loin de la moyenne mondiale qui est à 60 kilos. Dans certains pays, le défaut d’approvisionnement peut être carrément vital. Songeons que les Birmans, les Thaïlandais et les Vietnamiens en mangent plus de 180 kg/habitant/an, les Bengalis 160, les Malgaches 140, les Chinois 90 et les Indiens 65… et ils sont très nombreux ! »
Mais un fait nouveau est venu s’ajouter : les effets des prochaines échéances électorales en Inde, qui va voter début 2024, alors que la popularité du gouvernement Modi commence à être fortement affectée par la reprise de l’inflation, qui touche en particulier les produits alimentaires, lesquels constituent près de la moitié des dépenses des indiens.
Les politiciens indiens savent qu’en 1980 c’est grâce à la « crise de l’oignon », un ingrédient très présent dans la cuisine locale, qu’Indira Gandhi et son parti du Congrès sont revenus au pouvoir au détriment du parti Janata, tandis qu’en 1998 ce même parti (BJP) l’avait perdu dans la capitale Delhi.
Or cette année 2023, à cause des intempéries, l’Inde a déjà connu une sévère crise de la tomate : son prix a été multiplié par 7 en quelques jours ! Puis une nouvelle crise de l’oignon a menacé, provoquant des importations massives (et subventionnées). Narandra Modi a alors estimé qu’il ne pouvait pas en plus se payer une crise du riz, et a décidé brusquement un embargo sur les exportations, afin de protéger le pouvoir d’achat des classes populaires.
Cette décision a des conséquences planétaires. Pour bien comprendre, il faut prendre du recul. Commencer par ne pas confondre les plus gros producteurs et les plus gros exportateurs. Deux pays dominent plus de 50 % de la riziculture mondiale : la Chine et l’Inde, mais pour l’essentiel il s’agit pour eux de nourrir leur propre population, pas celle des autres pays. La Chine n’exporte pratiquement jamais ; mais elle importe relativement souvent tellement elle a peur de manquer et ses stocks sont de loin des plus importants dans le monde (le souvenir des famines passées y est encore très présent).
Chine et Inde produisent à elles seules 52 % du riz mondial ; en ajoutant 10 autres pays, à la production nettement plus modeste, on arrive à 87 % ! Graphique de l’auteur à partir de chiffres FAO.
L’Inde, elle, hors période électorale, exporte une partie de sa production, faisant en quelque sorte fi de la malnutrition qui continue à y faire de véritables ravages… D’après la Banque mondiale, « le taux de malnutrition infantile y est pratiquement cinq fois supérieur à celui de la Chine et deux fois plus élevé qu’en Afrique subsaharienne. Environ 60 millions d’enfants (soit pratiquement la moitié de cette population) présentent un déficit pondéral, 45 % ont un retard de croissance, 20 % souffrent d’émaciation, 75 % sont anémiques… ». Ceci ne l’empêche pas d’exporter de 10 à 22 millions de tonnes de riz par an ! C’est le plus grand pays exportateur pratiquement chaque année !
Des Philippines au Burkina Faso, en passant par l’Irak, le Niger et Madagascar, nombreux sont les pays du sud où les pauvres vont avoir faim.
À l’été 2023, bien que ses stocks restent importants, l’Inde a donc récemment choisi de fermer ses frontières et de privilégier sa population… Catastrophe mondiale, car les autres pays producteurs, qui ne sont pas nombreux, auront beaucoup de mal à combler ce déficit. Du coup le marché fonctionne et les prix s’envolent, réservant le riz aux catégories les plus aisées des nombreux pays importateurs. Car la quasi-totalité sont des pays « pauvres » d’Asie ou d’Afrique, comme le montre cette liste datant de 2021.
On commence l’année avec 200 millions de tonnes de réserves de riz dans le monde, situées en particulier en Chine, mais le plus probable est que personne ne touchera à ses réserves pour fluidifier le marché. En la matière, chacun pour soi !
Notons que la France, elle, est un nain en matière de riz : elle produit « un peu » de riz (en Camargue principalement, soit environ 70 000 tonnes, et en importe de l’ordre de 560 000 tonnes ! Et sa population est parfaitement capable de payer ses 5 kilos de riz consommés annuellement un peu plus cher…
Il n’est est pas du tout de même pour l’ouvrière du Bangladesh, qui consacre 80 % de son maigre salaire à acheter ses 160 kilos annuels de riz, et qui n’a pas d’autre solution pour se nourrir.
Pourquoi les Égyptiens arrivent-ils à sortit 4 fois plus de riz par hectare que les Malgaches et les Chinois trois fois ? (ici rizières en Chine).
Quant au paysan de Madagascar, qui lui aussi consomme 140 kilos, il est la plupart du temps obligé d’acheter du riz, faute d’en produire en quantité suffisante pour nourrir sa famille. Car la productivité de cette culture dans son pays est malheureusement restée très faible : en moyenne seulement 25 quintaux par hectare de rizière, et elle a très peu progressé en 70 ans (dont 63 d’indépendance), alors que la moyenne mondiale est, elle, passée à 47 quintaux (chiffres FAO) et que l’Égypte en est maintenant à 96 quintaux et la Chine à 70. Reste à expliquer ce qui bloque pour vraiment moderniser l’agriculture malgache.
À court terme, rendons-nous compte qu’au-delà des difficultés liées au changement climatique, qui restent encore largement à venir malheureusement, en 2023/2024, les élections indiennes risquent d’améliorer (ponctuellement et un peu) la nourriture des Indiens les plus pauvres, mais de faire progresser notablement la faim dans des pays comme le Bangladesh et Madagascar, mais aussi l’Irak, le Sénégal, le Niger ou le Burkina Faso.
Mais à long terme, la planète continue à se réchauffer et ses ressources à s’épuiser. Alors que la population de l’Inde vient de dépasser celle de la Chine, sur un territoire nettement plus petit, on ne sait toujours pas comment on pourra nourrir en 2050 les 1 650 millions d’Indiens qui s’annoncent, avec à leurs côtés 360 millions de Pakistanais et 202 millions de Bengalis… pas plus que les 444 millions de Nigériens, et d’une manière générale les 2 475 millions d’Africains (un continent qui n’en comptait que 250 millions en 1950 !).