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Pour StripFood, Vincent Chabault, sociologue, maître de conférences à l’Université Paris Cité et spécialiste du commerce et de la consommation, nous livre sa note de lecture de l’ouvrage de Pierrick De Ronne, Président de Biocoop, Bien manger pour vivre mieux. Manifeste pour un monde plus bio et plus juste, La Tour-D’Aigues, coll. « Paroles d’Acteurs », 2023. Préf. De Guillaume Gomez.
Semblables à ceux du personnel politique, les livres de patrons sont souvent des documents de communication leur permettant d’espérer une interview dans la presse. Pour être tout à fait honnête, ils sont généralement mal écrits et se résument à une succession de poncifs et de phrases creuses. Le lecteur expert du secteur n’y apprend rien et celui extérieur au milieu dont il est question n’a aucune raison de le lire.
Depuis quelques années toutefois, ce genre littéraire s’est nettement amélioré et, pour le cas de la distribution, les ouvrages se multiplient pour le bonheur des observateurs du secteur dont je fais partie. Ils dévoilent des éléments méconnus de la trajectoire socio-professionnelle de son auteur et consignent, de manière ordonnée, les engagements et les prises de position de la marque. Ces prises de parole – j’ai en tête celle de Jean-Paul Mochet et celle de Dominique Schelcher (2019, 2022) – traduisent aussi un changement plus général : le commerçant ne peut plus être un simple distributeur. Face à la multiplication des crises – sanitaire, climatique, économique, logistique, géopolitique –, il s’engage, prescrit, accompagne, soutient, prend position.
Sur ce point, on mesure à quel point la phrase malheureuse du P-DG de Carrefour, Alexandre Bompard, prononcée au mois de juillet 2022 et restituée par Pierrick De Ronne, apparaît totalement datée et dénuée d’ambition face à l’ampleur des crises, face aux attentes contemporaines des consommateurs-citoyens et face au travail militant des associations environnementales (« Je rêverais de me lever tous les matins en me disant que je vais sauver la planète, mais ce n’est pas mon rôle. Ma vocation, c’est de créer de la valeur »).
À contre-courant de cette parole maladroite, le texte bref rédigé par Pierrick De Ronne, coopérateur Biocoop depuis 2009 et président du réseau depuis 2019, montre parfaitement que les organisations marchandes ont un rôle à jouer dans la transition climatique.
L’auteur livre d’abord un diagnostic référencé et convaincant sur notre modèle agro-industriel. Cela n’aura échappé à personne, celui-ci est non seulement en bout de course mais il freine une transition alimentaire devenue impérieuse. Les pages consacrées à la grande distribution rejoignent les conclusions du récent rapport de Réseau Action Climat : il est illusoire de compter uniquement sur les « petits gestes ». Contre une vision libérale bien naïve et peu responsable, et en complément d’engagements sincères et vertueux des industriels et des enseignes, la promotion d’une alimentation durable ne saurait exister sans un encadrement des pratiques et sans un soutien public des agriculteurs et des élevages durables.
Le projet de société de l’enseigne – « la bio » qui ne se limite pas au cahier des charges de la culture « bio » – fait ensuite l’objet d’une présentation limpide et pédagogique. Plusieurs points d’une actualité criante sont passés en revue parmi lesquels l’engouement pour les produits locaux. Ceux-ci ne s’opposent évidemment pas aux produits bio, ils se combinent à condition évidemment de ne fétichiser ni le bio – et parmi le bio, celui du bout du monde – , ni des produits certes locaux mais bourrés de pesticides et cultivés sous des serres chauffées au fioul.
Des développements intéressants sont aussi consacrés à la prolifération volontaire de labels privés, au cahier des charges peu épais, saturant l’information des consommateurs et banalisant dans le même temps l’agriculture biologique. La fin de la récréation pourra difficilement être sifflée par le ministère de l’agriculture qui soutient le controversé label autodéclaré « Haute valeur environnementale » (HVE), actuellement attaqué en justice devant le Conseil d’État pour « tromperie ». Sur ces controverses, le lecteur sait gré à Pierrick De Ronne de bien en restituer les enjeux avant de prendre position, en particulier en faveur du Planet-score. Ce parti-pris éditorial est tenu d’un bout à l’autre de l’ouvrage et c’est ce qui fait sa force : le texte est avant tout instructif et ne s’assimile pas à un manifeste péremptoire et dogmatique.
L’actualité est enfin celle des contraintes budgétaires des Français et de l’inflation alimentaire. Biocoop peut-elle dans ce contexte poursuivre sa mission d’évangélisation de la population à « la » bio alors que la question du consentement à payer un prix plus élevé demeurera après la période inflationniste que nous traversons. Face à la fragmentation de la consommation, l’enseigne n’est-elle pas contrainte à être assimilée à un commerce « de classe » pour des urbains, aisés, diplômés et convaincus ? Autrement dit, le caractère démocratique de la Bio n’est pas encore assuré et c’est probablement dans ce sens que l’action publique doit intervenir au côté de l’enseigne aux 700 points de vente.
Vincent Chabault, sociologue, maître de conférences à l’Université Paris Cité dernier ouvrage paru : Éloge du magasin, Paris, Folio-Gallimard, 2023).