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Dans cette nouvelle série « 5 questions pour nourrir l’avenir », je reçois des personnalités qui nous partagent leur vision dans des entretiens à la fois courts et éclairants.

Pierre Raffard est géographe, enseignant, chercheur et spécialiste des questions alimentaires. Il anime également Voyage en cuisine sur Arte, une émission quotidienne où il nous invite à découvrir chaque jour une ville ou un pays à travers sa cuisine. Il a fondé Kereviz, un cabinet conseil en innovation. Dans cette interview, il partage sa vision des systèmes alimentaires contemporains, marqués par des contraintes environnementales, géopolitiques et économiques inédites, et plaide pour une reconnexion des chaînes de valeur et une accessibilité économique de l’alimentation durable.
Quel regard portez-vous sur le monde d’aujourd’hui ?
Nous vivons dans un monde sous contraintes multiples. La contrainte environnementale est incontournable : nos modèles doivent être repensés à cette lumière. Viennent ensuite les contraintes géopolitiques, avec l’augmentation des tensions liées aux ressources, et les contraintes économiques, avec des économies de plus en plus tendues. Enfin, il y a des contraintes philosophiques : nos sociétés deviennent de plus en plus liquides, ce qui complique la construction de communautés solides.
Quel est, selon vous, l’enjeu des enjeux en matière d’agriculture et d’alimentation ?
L’enjeu majeur est l’archipélisation de nos systèmes alimentaires. Nous assistons à une fragmentation où coexistent des modèles alimentaires multiples, souvent contradictoires. D’un côté, des mangeurs avec un capital économique et culturel qui accèdent à des produits durables et de qualité ; de l’autre, des populations contraintes à des pratiques moins durables. Cette polarisation crée des communautés de mangeurs qui interagissent de moins en moins entre elles. Ce sont souvent des communautés éphémères de plus en plus individualistes. Il faut d’abord reconnaître cette fracture, puis travailler à recréer du commun.
Voyez-vous des signaux faibles porteurs d’avenir ?
Oui, un signal positif est la volonté croissante des mangeurs de savoir ce qu’ils consomment et comment c’est produit. Ce besoin de transparence transcende toutes les offres. Même des enseignes comme Aldi, historiquement axées sur le prix, commencent à valoriser le terroir dans leur communication. Ce n’est pas qu’un discours marketing ; cela révèle des dynamiques profondes à l’œuvre.
Quel levier serait le plus efficace pour changer nos comportements alimentaires ?
Le levier principal, c’est le prix. Le prix reste le premier moteur de consommation, suivi par la santé, puis, loin derrière, l’environnement et le bien-être animal. Il faut donc rendre l’alimentation durable économiquement accessible à toutes les échelles : producteurs, transporteurs, consommateurs.
Sur quelle tendance miseriez-vous pour l’avenir ?
L’ultra-segmentation des offres. Les entreprises qui réussissent sont celles capables de personnaliser leur offre pour répondre aux attentes individuelles des consommateurs. Cette capacité à s’adapter en permanence est essentielle à court terme. À long terme, je plaiderais plutôt pour une politisation de l’alimentation.
1 Marque ou 1 entreprise qui change la donne ?
Zingerman’s, une entreprise américaine de Détroit, est un excellent exemple. Partie d’une petite épicerie fine, elle a crû en intégrant le local au cœur de sa stratégie : charcuterie, transport, hôtellerie, tout reste ancré dans son territoire. Ce modèle combine croissance économique et impact positif local, dans une ville marquée par des crises économiques.
1 Innovation particulièrement remarquable ?
La « rétro-innovation » : redécouvrir des produits, techniques ou pratiques anciennes et les adapter aux enjeux actuels. Cette approche permet de valoriser des patrimoines alimentaires tout en innovant.
1 Personnalité particulièrement inspirante ?
Ebru Baybara Demir, cheffe turque à Mardin. Elle utilise la cuisine comme vecteur d’inclusion pour les femmes, turques comme syriennes, et travaille sur des projets d’économie circulaire et de gestion des déchets en Turquie, un pays où ces questions sont encore marginales. Elle a été récompensée par le Basque Culinary Center pour son engagement.
