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Fanny Parise est anthropologue de la consommation, spécialiste des mondes contemporains et de l’évolution des modes de vie. Elle étudie l’impact des croyances au sein de la consommation. Sa spécialité : mettre en tensions les imaginaires et représentations collectifs et les contraintes du quotidien. Après avoir passé plus de dix ans à essayer de comprendre l’écart entre les discours et les pratiques de consommation, elle vient de publier « Les enfants gâtés. Anthropologie du mythe du capitalisme responsable ». « Vous allez adorer détester les enfants gâtés : ils sont toujours l’autre, mais chacun de nous peut se reconnaître par certains aspects en eux » prévient-elle.
La consommation éco-responsable, une nouvelle convention collective
La consommation éco-responsable est très visible actuellement dans la société, mais, selon Fanny Parise, elle n’est pas vraiment nouvelle. Elle se manifeste en effet dès les années 1960 et 1970 à travers la culture hippie prônant une dissidence envers la consommation. Ce mouvement contre culturel a rencontré au début des années 1990 une consommation plus grand public. En réponse à la crise économique, cette génération de « consommateurs malins » a cherché à opérer des choix stratégiques dans sa manière de consommer. Il s’agit de l’ancêtre du consommateur éco-responsable d’aujourd’hui.
Le Tote bag était à l’origine un cri de ralliement politique et idéologique. Il est devenu aujourd’hui un pur produit de consommation.
Nous sommes tous des menteurs de bonne foi
Dès lors, au fur et à mesure des crises, ce qui était contre-culturel s’est installé progressivement comme une nouvelle norme collective. Les personnes qui sont sensibilisées à ces questions de la transition et de l’éco-responsabilité ont vraiment envie de bien faire. Sauf qu’il y a un écart entre cet idéal projeté par la société et la réalité de leurs contraintes quotidiennes : le temps, le budget, la complexité à l’apprentissage ou encore l’envie et les goûts de toute la famille.
Comment répondre à la double injonction de « sauver la planète » et « préserver l’économie » ?
Pour rendre acceptables ces contradictions dont les consommateurs ont parfaitement conscience et les justifier socialement, on va ainsi chercher des signes de réassurance dans sa consommation ou sa vie quotidienne pour pouvoir justifier ce qui est perçu comme des écarts par la société : c’est la notion de crédit moral qui va nous permettre de gérer une consommation à la carte. On trie ses déchets, donc on s’autorise à prendre l’avion ; on prend l’avion, mais on paie une compensation carbone ou on participe à un programme pour planter des arbres ; on mange bio la semaine, donc on peut aller au McDo le week-end ; ou enfin on achète des capsules de café, mais elles sont bio.
Il est à présent possible de continuer à surconsommer même si notre pouvoir d’achat baisse (location d’objets, achats d’objets de seconde main, etc.) Fanny Parise
Grâce au programme Trip and Tree, Air France donne à ses clients la possibilité de contribuer à un projet de reforestation et de développement humain en France et dans le monde. Cette option est proposée lors de l’achat de votre billet sous l’intitulé « Planter un arbre ».
Deux groupes d’individus particulièrement influents à la manoeuvre
Fanny Parise identifie deux groupes aux comportements homogènes :
- Les « enfants gâtés » :
Ce sont des influenceurs domestiques, c’est-à-dire à leur échelle, auprès de leurs proches. Ces early adopters de la consommation éco-responsable vont être à l’origine des signaux faibles qu’on observe aujourd’hui dans la consommation. Ces consommateurs essaient de bien faire, mais n’ont pas vraiment envie de renoncer au confort et à leurs privilèges. Grâce aux offres prêtes à penser éco-responsables, ils peuvent continuer à consommer presque comme avant, au prix du moindre effort.
Pour Fanny Parise, l’enfant gâté devient le héros de son propre quotidien, comme avec la figure moderne du flexitarien. On peut également citer en référence, la pub Leclerc ou encore celle de Show-Room Privé.
- Les « nouveaux sauvages » :
Il s’agit d’une élite culturelle et intellectuelle sur le déclin, dont les membres, convaincus qu’ils savent tout mieux que les autres (elle se qualifie elle même de « première génération qui sait »), se révèlent être de véritables leaders d’opinion. Par leur parcours scolaire et professionnel et par leur position dans la société, ils vont imposer la culture de l’éco-responsabilité. Ils critiquent la société de consommation tout en permettant au système de perdurer. Ils donnent à la fois le ton sur les règles de l’éco-responsable, mais sont aussi des créateurs au niveau médiatique ou via des sphères d’influences liées au design ou encore à l’innovation. Si certains sont parfaitement de bonne foi, d’autres parmi eux vont réussir à exploiter le système au passage. Ils vont ainsi marchandiser la solidarité et trouver des sources de profit liées à l’éco-responsabilité en s’intéressant à l’économique de la débrouillardise ou encore en calquant le modèle des affaires au modèle associatif ou humanitaire.
4 ethnies culturelles composent ces « nouveaux sauvages » :
- les « bobos » (bourgois-bohème) sont en quête de résonance et de sens, c’est à dire qu’ils éprouvent le besoin de mieux se connaître et de mieux comprendre le monde qui les entoure afin de faire des choix de vie éclairés, notamment à travers leurs choix de consommation ;
- les « boubour » (bourgeois-bourrin), frères ennemis des « bobos », ce sont les conservateurs de l’authentique. Ils valorisent le vintage et le désuet. Ils prônent une esthétique du populaire pour mieux construire leur propre identité.
- les « normcor » (contraction des mots anglais de « normal » et « hardcore »), sont déjà nostalgiques du futur. Ils donnent l’illusion de la simplicité à travers une esthétique du banal, comme ultime moyen de différenciation. Ils positionnent la sobriété comme nouvelle forme de prestige ;
- les « hypster », s’affirment à travers une consommation ostentatoire, tout en prêchant la bonne parole, incitant les autres à adopter une consommation plus éthique et plus responsable. Ces créatifs maniant le paradoxe vont essayer de marchandiser la solidarité pour en tirer un maximum de profit.
Carambolage : « Le polo Lacoste rassemble des enfants gâtés des ethnies boubour et hipster, et fédère par la même occasion le reste de la population, autour d’un imaginaire commun, le fameux luxe écolo-responsable »
La collab’ (comme ici entre Supreme et Oreo) permet de combiner des références de bulles culturelles différentes, et même de permettre à chaque enfant gâté de consommer les mêmes biens culturels que les nouveaux sauvages.
L’utopie de la croissance verte : tout changer pour ne rien changer
Le capitalisme responsable qui vise à faire rimer profitabilité économique et transition socio-environnementale immobilise la population dans une forme de statu quo contre-productif. On limite certes les effets négatifs sur la planète, mais la consommation continue de progresser via une nouvelle phase d’hyper consommation avec, à la clef, parfois de véritables effets rebonds.
Ces nouvelles pratiques se substituent très bien à leurs pratiques antérieures : il s’agira par exemple d’acheter les mêmes produits alimentaires qu’auparavant, mais en privilégiant les marchandises labelisées bio, ou alors de continuer d’avoir une voiture individuelle mais d’opter pour un modèle hybride ou électrique. Fanny Parise.
La consommation responsable représente ainsi un véritable alibi pour ceux qui ne souhaitent pas s’émanciper du système marchand, mais préfère voir la consommation comme un moyen d’atteindre un nouveau stade de conscience ou de développement personnel, plutôt que comme une fin.
L’industrie du cinéma et du divertissement sont des machines à créer des imaginaires mais elles continuent pour autant à obéir à des logiques purement mercantiles.
Vers une insurrection des consciences ?
Comment construire de nouveaux imaginaires collectifs valorisants pour la société et les individus, dépassant la vision binaire entre, d’une part, l’utopie de la croissance verte et, d’autre part, celle de la décroissance, qui est perçue comme une régression sociale et culturelle ?
De plus en plus d’individus, qui commencent à voir un trop grand écart entre les imaginaires dominants et la réalité de leurs pratiques quotidiennes, se posent des questions. Ces insurrections individuelles émergentes sont souvent pointées du doigt pour leur capacité à entrer en dissidence avec le système existant.
Mais en s’agrégeant, ne peuvent-elle pas créer une nouvelle manière de percevoir la réalité et, ainsi, de faire société ? Le travail de Fanny Parise s’arrête là.
En attendant, ce travail illustre parfaitement l’illusion de toute transition sans réels compromis.
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