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Savoir parler du vin et de la bouffe en général est tout un art que maîtrise parfaitement Sandrine Goeyvaerts. Cette caviste belge qui est également journaliste et autrice a répondu à mes questions dans cette interview sans filtre pour StripFood. Celle qui milite pour rendre le milieu du vin plus ouvert et accessible aborde le complexe typiquement français qui nous rend parfois terriblement paralysés au moment de déguster du vin. Un article qui fait écho à un précédent publié sur StripFood à redécouvrir à la fin de cette interview.
Qui êtes-vous Sandrine ?
J’ai plusieurs casquettes : je suis caviste en Belgique du côté de Liège et, depuis quelques années, journaliste et autrice. Je ne suis pas tombée dans le monde du vin petite mais à partir de mes 18 ans et c’est une passion qui ne m’a pas quittée depuis. J’ai réussi à faire de cette passion pour le vin mon métier, d’abord comme sommelière, puis comme caviste et journaliste.
Sur votre site Internet (www.lacroixvins.com), on peut lire : « Du côté vins, une nette préférence pour des vins qui ont de la tronche. » C’est-à-dire ?
Le vin, c’est beaucoup plus que du jus de raisin fermenté. Plus on l’investigue, plus on le connaît et plus on se rend compte que la relation humaine est importante. Je crois que plus on sélectionne les vins, plus on a envie de vins qui nous parlent, qui nous racontent les gens qui sont derrière et leur terroir. On a envie d’être en accord avec ces personnes-là. Quand je sers un vin, je connais ses intentions et c’est ça qu’on a envie de transmettre.
La majorité de nos vins sont ainsi bio, biodynamiques et natures. On recherche avant tout des gens respectueux des humains, des terroirs, des sols et de la vie. Ce type de sélection nous paraît donc évident, au-delà des tendances du moment.
En quoi le vin (ses codes, ses mots, ses rituels…) en dit long sur notre rapport à la société ?
La langue est un un outil dont on oublie parfois la fonction essentielle qui est celle de communiquer mais aussi celle de modeler la société. Parfois on a l’impression que la langue française est très figée et codifiée, comme la langue du vin. En fait, elle accompagne les évolutions de société. Ainsi, certains mots apparaissent et certaines expressions sont bannies ou ne sont plus utilisées.
Si on prend la langue du vin au départ, elle a été initiée et créée par des hommes pour des hommes dans des milieux bourgeois dans le but de la réserver à une certaine élite et donc par essence elle a des relents de sexisme. Pendant très longtemps on a eu des gatekeepers (gardiens de temple) qui ont rendu le monde du vin très hermétique et difficile à pénétrer. Pour beaucoup de gens c’est donc extrêmement intimidant. Aujourd’hui l’enjeu c’est plutôt d’avoir des gate openers, des personnes capables d’ouvrir ces portes, de transcender ces frontières et d’amener le vin dans un monde plus moderne, plus accessible et plus inclusif.
Le vin est à l’origine un produit très simple, un produit de la terre, du monde agricole. Mais il y a eu une sur-intellectualisation, construit avec une élite des grands crus, des hiérarchies et des appellations.
Si on veut rendre le vin plus accessible, plus cool pour les jeunes et les femmes, cela passe aussi par cette révolution du langage.
Quand on parle dégustation de vin, j’ai l’impression que les choses se tendent et qu’on n’arrive pas à en parler simplement, de façon détendue. Pourtant, vous venez de créer une offre de dégustation en ligne intitulée « They wanna have fun ». Les temps changent, selon vous ?
Les buveurs d’étiquettes il y en a toujours eu et il y en aura toujours. Avant, c’était les buveurs de Bordeaux, de grands crus, qui cherchaient des appellations extrêmement chères et onéreuses. Si on observe le monde du vin d’aujourd’hui avec un peu de recul on se rend compte qu’il y a aussi des buveurs d’étiquettes mais dans une autre catégorie de vins, dans les vins natures.
Il y a un certain effet de culte pour certains vignerons, un peu de name dropping (le fait de « lâcher des noms » en français, une figure de style consistant à citer des noms connus pour tenter d’impressionner, NDLR). Prenons Pierre Overnoy (viticulteur dans le Jura, NDLR). C’est un vigneron qui fait des vins natures fabuleux depuis des années mais il y a une espèce de hype autour de lui. Les vins sont vendus à des prix délirants, on voit passer des tas de publications sur Instagram avec son nom en hashtag car il faut montrer qu’on a du Overnoy dans sa cave. Il y aura toujours du monde pour instrumentaliser le vin allant au-delà de l’aspect gustatif pour créer des communiqués de tendance et de snobisme.
Moi j’essaie depuis plus de dix ans avec mon blog et des évènements, de montrer que le monde du vin est abordable, de goûter de super trucs sans vocabulaire très technique et sans se prendre la tête. Amener les gens au vin c’est d’abord leur dire « venez, c’est pas compliqué, je vous apprends ». On essaie de décomplexer les gens.
Le vin devrait être un objet de plaisir et de partage et non pas un enjeu de domination, de pouvoir ou de pression. Un bon moment cool à partager.
Mais au-delà, je pense qu’il y a quelque chose à creuser autour de l’identité franco-française sur la gastronomie et le vin. Il y a un côté à double-identité en France. On vous voit et on voit la France comme une terre de gastronomie incroyable, ce qu’elle est avec ses grands vins, ses grands crus, ses recettes ultra compliquées, ses savoir-faire et ses chefs étoilés.
On présuppose alors que tous les Français adhèrent à cette culture gastronomique et viticole et la maîtrisent. Cela crée une forme de prétention narcissique absurde car les Français ont parfois tendance à se gargariser de cela et en même temps ils sont tétanisés car ils ne connaissent pas le sujet aussi bien qu’il le devraient ou qu’on le suppose. Ils sont paralysés de ne pas se sentir à la hauteur. Je retrouve ce complexe dans les dégustations. C’est encore plus marqué quand on est une femme, le manque de légitimité du genre s’ajoute à ce complexe de la culture française écrasante.
Le vin, c’est comme l’astronomie. Vous n’avez pas besoin de connaître toutes les constellations pour juste observer les étoiles et trouver que c’est beau.
Pendant l’affaire des « dîners clandestins », j’ai été interpellé par un de vos tweets. Pouvez-vous nous en dire plus ? La culture culinaire est-elle une affaire d’argent ?
Évidemment, que la maîtrise de la culture culinaire demande un peu de sous pour acheter des bons produits ou goûter des bons produits. Donc il y a une histoire économique là-dessous. Mais l’inverse n’est pas vrai car ce n’est pas parce que l’on a beaucoup d’argent que l’on maîtrise forcément la culture et que l’on naît forcément avec un bon goût. Il y a un présupposé là dessous. Je pense d’ailleurs que dans ces dîners clandestins, à voir leurs assiettes, ce n’était pas la gastronomie qu’ils venaient rechercher.
La cuisine n’est plus vue comme élément central de la journée mais comme une contrainte et donc c’est difficile de s’y intéresser avec une dimension hédoniste.
L’alimentation est un facteur de santé, de plaisir et de cohésion. On a tous gagné à remettre une alimentation saine au centre du débat et c’est important de pouvoir rendre cela populaire et accessible. Prenons les exemples de la maîtrise de la saisonnalité des produits, de la mise en en valeur de certains produits, de la connaissance des cuissons… Tout cela fait partie intégrante de la gastronomie.
Mais attention, il ne faut pas non plus faire culpabiliser les gens en leur disant, par exemple, que s’ils mangent des produits ultra transformés, ils risquent de mourir. Les gens font au mieux avec ce qu’ils ont ou avec ce qu’ils peuvent faire. Cela ne passe pas forcément en baissant les prix non plus car les producteurs ont besoin de vivre et la qualité a un prix et ça, le consommateur doit en avoir conscience.
crédit photo : Debby Termonia