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Hors des sentiers bistronomiques un peu trop à la mode, Emmanuelle Jary, journaliste depuis plus de 20 ans, est la créatrice de l’émission « C’est meilleur quand c’est bon », un guide gastronomique vidéo diffusé uniquement sur le web.
Elle y arpente des adresses authentiques, réputées pour y bien faire bombance. Dans des pastilles courtes de moins de quatre minutes, elle raconte face caméra (à son cameraman qui était aussi son mari) le contenu de ses assiettes, nous décrit tout l’esprit et les valeurs des établissements qu’elle visite contribuant ainsi à défendre une gastronomie engagée. Son style cash détonne et renouvelle l’exercice de la critique culinaire souvent un peu trop élitiste. Les chiffres impressionnants de son audience témoignent de cet énorme succès populaire.
Rencontre sans filtre avec celle qui révolutionne l’art de raconter la bouffe, bien loin des dérives toujours plus sophistiquées de la cuisine cathodique.
StripFood : Votre émission s’appelle « C’est meilleur quand c’est bon ». Pour vous, c’est quoi les ingrédients de la bonne bouffe ?
Emmanuel Jary : Ce que l’on ingurgite procure des sensations à notre palais mais aussi à notre tête, c’est totalement indissociable. La bonne bouffe, c’est ce qui est à la fois bon à manger et bon à penser. Il faut du plaisir, c’est évident, mais également de la conscience. Ensuite, à chacun ses priorités (environnement, éthique, condition animale, etc.), je ne veux culpabiliser personne. J’ai un père chasseur et comme beaucoup de chasseurs, il est passionné par la nature et adore les animaux. Je trouve qu’il n’y a absolument rien de sordide dans le plaisir d’être en contact avec la nature qui s’éveille, de sentir toutes les odeurs… Ni dans celui de chasser un canard, de le ramener et de le plumer pour le manger. J’ai hérité de cette culture familiale, de l’origine du bon produit. Je voyage beaucoup en France à la rencontre des producteurs et j’aime par-dessus tout sentir ce rapport de l’homme à la production. Un jour, j’ai rencontré quelqu’un qui faisait des lentilles blondes à Saint-Flour, dans le Cantal. Il m’a raconté que la lentille avait failli disparaître, mais que l’on a relancé la production après avoir retrouvé quelques graines chez un agriculteur. Je suis rentrée chez moi, j’ai cuit les lentilles, je les ai mangées et c’était juste fabuleux.
StripFood : Votre vidéo sur le restaurant « Chez Erwan » est devenue ultra populaire (plus de 26 millions de vues) et votre spécialité est de mettre en lumière des établissements authentiques. Comment les dénichez-vous ?
Emmanuelle Jary : Je suis journaliste dans le milieu de la gastronomie depuis 20 ans, et j’ai réalisé de nombreux reportages en France et à l’étranger. Cela m’a permis de visiter beaucoup d’établissements. Ce sont des amis qui m’ont parlé de « Chez Erwan » et depuis ce reportage, je reçois chaque semaine une vingtaine de messages pour me recommander des adresses. J’étudie tout et quand j’ai un doute, je vais goûter. Si ça me plaît, on y retourne pour filmer.
StripFood : On m’a toujours dit qu’il ne fallait pas révéler ses coins à champignons. De la même façon, ne craignez vous pas de dénaturer ces restaurants en les mettant un peu trop sur le devant de la scène ?
Emmanuelle Jary : Vous avez raison pour les champignons, il ne faut pas le faire mais les restaurants ne sont pas des champignons ! Mon métier, c’est de mettre en avant ces établissements et ceux qui les font tourner. S’il s’agit de bons cuisiniers, intègres et qui aiment ce qu’ils font, il n’y a aucune raison pour que cela les dénature. Erwan est blindé de monde aujourd’hui mais il n’a rien changé. On est aussi allé « Chez Monique » à Bach dans le Lot (sur le papier, ce restaurant qui célèbre la truffe s’appelle « Lou Bourdié » mais il est connu sous le nom de « Chez Monique », NDLR), une femme qui cuisine à sa manière depuis 40 ans ; croyez-moi, ce n’est pas parce qu’on a tourné une vidéo chez elle qu’elle va changer ses habitudes.
StripFood : Mais au fait, vous êtes combien à réaliser ces petites pépites ?
Emmanuelle Jary : On fait tout à deux avec Mathieu, mon compagnon de route et mari, qui se charge de réaliser le montage. Chaque vidéo représente trois jours de travail.
StripFood : J’ai lu que vous aviez fait des études d’ethnologie de la cuisine. En quoi cela influence aujourd’hui votre façon de raconter les histoires ?
Emmanuelle Jary : J’ai un DEA d’ethnologie et cela influence beaucoup de choses, notamment mon approche de l’alimentation et de la cuisine. Comme le disait Alain Chapel, un chef qui tenait un triple étoilé à Mionnay dans l’Ain, « La cuisine c’est beaucoup plus que des recettes ». À travers ces vidéos, je distille des petites choses, des petites informations de façon informelle et légère. Si je croque dans un millefeuille, je ne vais pas dire « ah vous voyez, au coeur il y a une petite croustillance ». Non, ça m’emmerde et franchement on s’en fout ! Je le mange et je trouve ça bon ou pas bon… De toute façon, la personne qui regarde ne peut pas goûter donc je vais lui raconter autre chose. À Oaxaca au Mexique, nous avions mangé une soupe de pierres chaudes. Ils chauffaient très fortement une pierre qu’ils jetaient dans un bouillon avec des herbes et du poisson et ça cuisait comme ça. Le goût de la soupe était délicieux mais c’est ce mode de cuisson, qui trouve ses origines dans la période pré-coloniale, que je trouvais intéressant à raconter. C’est un véritable savoir-faire que je n’avais jamais vu auparavant.
« La bistronomie partait d’une bonne intention : c’était offrir de la cuisine de chef dans un cadre bistro. Et comme dans un restaurant tu payes pour le service, la vaissele… le fait de servir dans un cadre bistro, c’était moins cher. Sauf que là dessus, sont arrivés des Chefs qui ne savaient pas cuisiné. Ils ont coupé des betteraves à la mandoline, avec de l’huile de noisette, un bol de fromage de chèvre et c’est devenu la bistronomie à la con ! »
StripFood : Vous publiez régulièrement sur Instagram des messages enflammés de votre communauté. Quel rôle joue-t-elle pour vous dans ce projet ?
Emmanuelle Jary : Je reçois et publie moi-aussi des messages enflammés. En fait, je n’invente rien car je copie l’émission « Le masque et la plume » sur France Inter. J’ai beaucoup plus d’éloges que de critiques mais j’adore quand je lis de belles critiques, je trouve ça génial. Il y a aussi des gens qui nous adorent et j’ai pris conscience de leur rôle essentiel dans le développement du projet sur les réseaux sociaux.
StripFood : En fait, vous êtes vous aussi authentique ?
Emmanuelle Jary : Les gens qui me connaissent pourraient vous dire que je suis comme ça dans la vie. Je suis cash et je dis ce que je pense. De toute façon, je ne vois pas bien ce que pourrait être la langue de bois quand on vous demande « c’est quoi votre dessert préféré ? » !
StripFood : Vous regardez Top Chef ?
Emmanuelle Jary :Je n’ai jamais vu Top Chef ! Quand j’ai reçu le dernier dossier de presse, j’ai lu qu’ils annonçaient une guerre de chefs au cours de laquelle ils promettaient que les candidats soient déstabilisés. Pour moi, la cuisine c’est ma grand-mère, un rapport charnel avec les produits. Donc ces émissions me mettent mal à l’aise et me font peur, je déteste ça. Je ne supporte pas de déstabiliser les gens. Je pense que je serais même du genre à boire le rince-doigts dans un grand restaurant (elle me rapporte une anecdote qui lui a été racontée chez Lucas Carton, où un convive a bu le rince-doigts présenté sous forme d’une petite coupelle d’eau aromatisée au thé Earl Grey, NDLR) si la personne qui m’accompagne l’a fait. C’est vraiment un truc d’élégance.
StripFood : Mais au fait, c’est quoi votre plat ou votre ingrédient fétiche ?
Emmanuelle Jary : Le chocolat me rend complètement maboule. C’est incroyable car je déteste les desserts… Moi je suis plutôt fromage !
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