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Avis de tempête pour les marques agroalimentaires : la grande démission silencieuse (en anglais quiet quitting) des salariés — générale, mais peut-être encore plus accentuée dans ce secteur — s’accompagne d’une grande démission des consommateurs envers les marques. Quelles pistes défricher pour un nouveau modèle ? Une série en 3 volets par Philippe Briffault pour StripFood.
Dans son excellent éditorial pour la lettre Agridées de décembre 2022 , Philippe Goetzmann discernait plusieurs phénomènes à l’œuvre dans l’agroalimentaire. Certains sont nouveaux, d’autres sont accélérés par la conjoncture que nous traversons. Je vous invite à lire son point de vue avant de continuer avec les réflexions que je vous propose pour compléter son analyse.
Ce point de vue s’articulera en trois épisodes. Tout d’abord, j’essaierai de poser le diagnostic des deux crises majeures qui affectent le secteur agroalimentaire, que je vois toutes les deux comme des « grandes démissions » qui s’alimentent mutuellement. Puis, nous verrons quelles peuvent être les conséquences sur le secteur de ces phénomènes. Enfin, parce que je suis résolument optimiste, mais qu’il s’agit en même temps de réinventer beaucoup de choses (tout le monde, je pense, a désormais bien en tête le mot weiji qui signifie « crise » en chinois et se construit avec deux caractères qui combinent à la fois l’idée de danger, de situation critique, mais aussi l’idée d’ouverture et d’opportunité), je tenterai de proposer quelques chemins à défricher et à approfondir.
Aujourd’hui, première partie : de quelle crise parle-t-on ?
Les deux « démissions » qui impactent les marques agroalimentaires
La « démission silencieuse » des salariés : les marques alimentaires confrontées à des difficultés de recrutement et de fidélisation
Tous les recruteurs de l’agro font le même constat : il est difficile d’attirer et de conserver les salariés dans le secteur. Cela va des vocations d’agriculteurs en chute libre aux difficultés de trouver du personnel dans les restaurants, en passant par les candidats qui se font rares dans les entreprises. Le secteur peine à séduire et à fidéliser, peut-être même plus que d’autres. Au point qu’une initiative a vu le jour, celle des « cvs inversés » : ceux de marques alimentaires qui cherchent à se présenter sous leurs plus beaux atours pour qu’on les rejoigne.
Il faut dire que la recherche de talents dans tous les métiers et à tous les niveaux de postes est un enjeu clé pour l’agroalimentaire. À la fois pour sécuriser les productions d’aujourd’hui, mais aussi pour travailler sur les innovations de demain, dans toutes les filières et à toutes les étapes, du champ à l’assiette. La Food Tech, les nouvelles protéines, les nouvelles manières de consommer, les nouveaux circuits de distribution, l’éducation au mieux manger ou encore les recherches agronomiques sont en attente de ressources humaines pour développer les propositions de demain afin de mieux répondre aux attentes des consommateurs et lutter contre la concurrence internationale.
Entre les scandales et les crises sanitaires, l’image de pénibilité ou de faible reconnaissance de certains métiers, les impacts négatifs réels ou supposés du secteur sur l’environnement et une attractivité salariale souvent inférieure à d’autres secteurs, l’agroalimentaire souffre. Il faut probablement y ajouter une image dégradée du secteur, moins glamour et moins « tendance » que d’autres. Symptomatique : dans les classements des entreprises où les étudiants rêveraient de travailler réalisés par Universum, voici où se placent les premières entreprise agro :
- Pour les étudiants bac+2/3 : Nestlé se classe en 17e position, suivie par Coca Cola en 25e, Ferrero en 28e et Danone en 30e.
- Pour les étudiants en écoles de commerce, c’est encore pire. On retrouve les mêmes, mais les places sont plus lointaines : Nestlé (31e), Danone (33e), Coca-Cola (47e) et Ferrero (50e).
- Pour les élèves ingénieurs généralistes, n’en parlons pas : en laissant de côté LVMH, la première entreprise agro, Nestlé est 44e.
Et pour ceux qui ont en théorie une vocation naturelle à travailler dans le secteur, tout le monde se souvient du discours de jeunes diplômés d’AgroParisTech en 2022 appelant à « bifurquer ». Quant à ceux qui restent en poste dans le secteur, c’est peut-être qu’ils n’ont simplement pas le choix. Le risque est alors pour les entreprises d’être confrontées à un certain « désengagement », voire à ce que les Anglo-saxons commencent à désigner du terme de « resenteeism » : un sentiment d’exaspération assumé et généralisé envers son employeur, finalement plus dangereux encore qu’un départ, car il peut se répandre d’un salarié à l’autre, un peu comme une pandémie du désengagement, silencieux aussi celui-là.
Pourtant, les marques agro n’ont jamais autant travaillé leur « raison d’être » et parlé de leurs valeurs. Certaines sont même devenues des « entreprises à mission ».
Figure 1 Malgré les raisons d’être et les missions, les entreprises agro ont bien du mal à recruter et fidéliser leurs salariés
Je me suis plongé dans tous ces « cvs inversés ». On y trouve pourtant que des discours attirants. Travailler dans l’agroalimentaire fait rêver : « nos collaborateurs sont notre plus grande force/notre premier atout », « bien-être/qualité de vie au travail », « proximité », « dialogue », « environnement bienveillant », « humanisme », « convivialité », « métiers passion », « conditions de travail optimales », « investissement sur l’humain », etc. D’autant que les missions du secteur sont inspirantes : « pour un plaisir sain », « participer aux nouveaux grands défis alimentaires et environnementaux », « attachement à la vie locale », « innovation au service de la nature », « pour un monde plus solidaire et humain », « pour de bons moments de convivialité ». Au final, comme l’écrit une des entreprises, c’est l’occasion d’exercer « l’un des plus beaux métiers de la terre ». Tout ceci est très certainement vrai (si je travaille dans le secteur depuis 30 ans, c’est parce que les personnes et les entreprises que j’y ai côtoyées vivent généralement véritablement ces discours) et demande donc à être plus communiqué, mais cela « n’imprime plus » à court terme.
Et il ne faut pas croire que seules les grandes marques seraient touchées. Les PME ont peut-être une meilleure image, mais comme elles ont une moindre notoriété et un bassin d’emploi plus limité, elles souffrent également. Il est certain que la mauvaise image des plus gros (y compris les agrochimistes) influence négativement l’ensemble du secteur.
Que se passe-t-il donc pour un secteur qui était par le passé le fleuron de l’industrie française et notre champion à l’exportation ?
Le secteur paye probablement un manque de transparence, de communication sur la réalité des métiers, des savoir-faire et des process et un manque de proximité, en particulier chez les plus grands. Il paye peut-être surtout une difficulté à « jouer collectif », entre d’un côté les PME, les TPE et les artisans qui partent avec un a priori favorable sur ces sujets et de l’autre les multinationales. Sans parler des relations toujours tendues entre distributeurs et industriels. Toutes ces querelles n’ont-elles pas nui à l’image globale du secteur ? Alors que finalement, avec un peu de recul, la responsabilité est collective et que les crises et les scandales n’ont épargné personne.
Cela se traduit dans le 2e baromètre réalisé en janvier 2023 par Opinionway pour Calif à l’occasion du salon de l’agriculture. Si l’image des agriculteurs et des commerces de proximité reste excellente, celle de l’industrie agroalimentaire en général est fortement dégradée : seulement 48 % ont une bonne opinion de celle-ci.
Figure 2 Moins d’un Français sur deux a une opinion favorable de l’industrie agroalimentaire.
Cette première crise va de pair avec une seconde démission en cours, les deux s’alimentant très certainement mutuellement. Outre les salariés, ce sont les consommateurs qui ont tendance à « bifurquer » et à quitter les marques, souvent au profit des MDD ou à réorienter leurs habitudes de consommations de produits agroalimentaires.
La deuxième « démission silencieuse » : la fuite des consommateurs vers les marques distributeurs et vers de nouvelles manières de s’alimenter
La fuite des consommateurs vers les marques distributeurs
Depuis quelques mois, le poids croissant des MDD dans les paniers d’achats ne cesse d’être mis en lumière par tous les panels. Une tendance inéluctable en période d’inflation et de tensions sur le pouvoir d’achat. Un « trading down » qui pourrait bien s’accentuer dans l’avenir, si les distributeurs décidaient de capitaliser encore plus sur certaines caractéristiques de leurs MDD qu’ils mettent pour le moment peu en avant : la fabrication par des PME françaises et l’origine souvent hexagonale d’une grande partie des matières premières utilisées. C’est en tout cas le cas de beaucoup d’entre elles (voir l’article dans le numéro 398 de février 2023 de Linéaires https://www.lineaires.com/ – ainsi, 64 % des premiers prix et 75 % des produits cœur de gamme de la MDD Leclerc relevés par le magazine ont un ingrédient principal d’origine France), sauf si la chasse aux coûts vient modifier ces stratégies. Ce sont justement deux tendances plébiscitées par les consommateurs et les MDD sont mieux-disantes que beaucoup de marques sur ces sujets. Il est donc probable par exemple que la transparence sur l’origine va être portée par les MDD. Si ces caractéristiques sont mieux communiquées, les MDD peuvent trouver des relais de croissance au-delà du simple bon rapport qualité/prix et du seul discours « anti-inflation », ce qui ne peut qu’être problématique pour les marques et ne pas laisser présager un retour à la normale.
Sans compter — pour noircir encore un peu plus le tableau — l’érosion des volumes. Car en cette période d’inflation, les consommateurs arbitrent sur leurs dépenses alimentaires avant de couper dans leurs abonnements ou, bien évidemment, dans leurs dépenses de santé.
Nous voici donc face à deux mouvements majeurs qui n’avaient pas joué de concert jusqu’ici et qui s’alimentent mutuellement. Quelles peuvent être leurs conséquences, au-delà de quelques semaines ? C’est ce que nous verrons dans une deuxième livraison.
Retrouvez les 2 autres épisodes de cette série :