Temps de lecture : 3 min
Adepte d’une gastronomie sans concessions sur la provenance et la qualité des produits, Anthony Orjollet se livre sur le mode de fonctionnement de ses établissements du Pays Basque, Elements (Bidart) et Epoq (Biarritz). Il porte un regard sans faux-semblants et pragmatique sur l’état actuel de la restauration de qualité et les entraves à sa bonne marche vers plus de durabilité.
La restauration, y compris celle qui propose une offre de grande qualité, peine aujourd’hui à recruter. Qu’en est-il de ton côté ?
Ici, il n’y a que des passionnés du métier. Ce sont tous des restaurateurs en puissance qui finiront par se spécialiser dans le domaine qui leur plaît le plus ; qu’ils deviennent cuisiniers, barmen, serveurs, sommeliers. Etant donné que la routine n’existe pas dans nos établissements, cela implique une certaine pression. Lors des recrutements, je fais d’ailleurs volontairement peur aux candidats en détaillant tous les aspects négatifs auxquels ils devront faire face.
À t’entendre, la promesse d’une stimulation permanente serait la clé pour recruter ?
On essaie effectivement de transmettre du savoir et du savoir-faire. Tout le monde est responsabilisé sur la dimension comptable, la gestion de la marchandise. Cela va de pair avec une sensibilisation sur le produit et notre côté un peu militant. Le menu, et donc l’approvisionnement, évoluent en permanence : rien que pour les légumes, nous avons cinq producteurs différents. En fait, on veut leur donner toutes les clés pour pouvoir créer un restaurant à la fois responsable écologiquement et dont ils pourront vivre convenablement.
Alors que cet état de fait est souvent remis en question à l’heure actuelle, tu sembles considérer que la difficulté reste inhérente au métier lorsqu’on le pratique avec exigence…
En effet. Il n’est pas rare que les cuisiniers enchaînent la réception d’agneau, de mouton le lendemain, de bœuf le surlendemain et se retrouvent sous l’eau avec un restaurant complet. C’est la seule façon de bosser avec des paysans qui ne peuvent pas livrer tous les deux jours. Quand vient la saison des citrons, il faut les mettre en pots ou les transformer rapidement. Tout cela semble logique car si le produit d’importation n’est pas cher aujourd’hui, ce ne sera plus le cas demain. Cela se dessine déjà avec les céréales d’Europe de l’Est. D’où l’intérêt des techniques de fermentation pour que nous puissions vivre au maximum de la production locale tout en garantissant l’autonomie aux producteurs.
Il n’y a donc pas de routine, de régularité, mais tout le monde est en CDI et apprend en permanence. Progressivement, chacun trouve malgré tout ses habitudes de travail et au bout de deux ans environ, je leur conseille de partir transmettre les techniques apprises ici. Les cinq ou six derniers employés à avoir quitté le navire ont d’ailleurs monté leur business.
Comment fais-tu pour concilier rythme trépidant et horaires décents ?
Effectivement, quand tu fais tout toi-même, les horaires s’allongent. Je travaille entre 70 et 80 heures par semaine et mes quatre associés entre 60 et 70 heures. On se sacrifie pour que tout fonctionne mais s’il y a des bénéfices ou une vente un jour, cela nous reviendra. Certains restaurateurs estiment que ce mode de fonctionnement n’est pas viable, mais qu’est-ce que ça signifie, « viable » ? Mes employés font leurs 40 heures et me suivent régulièrement sur leurs jours de congés rendre visite aux fournisseurs. Ce n’est pas vraiment un travail mais autant d’occasions d’apprendre, d’écouter les paysans. Le soir à minuit, sur la route du retour, je savoure le sentiment du travail bien fait, la satisfaction des clients et l’épanouissement des équipes. Après, c’est sûr que j’aimerais payer ces gars-là 2 500 euros. Mais c’est tout simplement impossible avec le système actuel.
La durabilité serait donc incompatible avec le fonctionnement du monde du travail ?
Il n’est pas adapté à ceux qui, comme nous, vont dans le bon sens et utilisent un minimum de produits transformés, des denrées produites avec un minimum d’intrants et recourent le moins possible à l’importation. Nous sommes bien trop taxés pour que nos entreprises puissent fonctionner sans sacrifices. Au Danemark, les cotisations sont fixées à 12% et un réajustement a lieu chaque année en fonction des bénéfices. Est-ce qu’on va attendre de se prendre le mur et de voir les paysans les plus exigeants et les meilleurs cuisiniers arrêter ? La question de la durabilité se situe aussi là, sur ce qui s’apparente un peu à un chantier d’État. Il faut souligner les allégements de cotisations durant les confinements mais c’était de la survie, pas de la construction.
Quid de la clientèle, comment la sensibilisez-vous à tous ces sacrifices en coulisses ?
On mise avant tout sur le raisonnement des clients et leur capacité de déduction et cela fonctionne. Les gens viennent, constatent la qualité des produits et posent des questions. Les serveurs sont préparés à cela. Et nous, on ne passe pas pour des donneurs de leçons.
Dans la même série :
Souhaitant faire connaissance avec un pionnier parmi ces chefs engagés, je suis allé à la rencontre du chef étoilé Éric Guérin de La Mare aux Oiseaux. Je gardais en mémoire un excellent souvenir de sa table. Celui qui essaie de créer des liens entre les hommes et la matière partage sa vision d’une gastronomie plus respectueuse des territoires, de la nature et des hommes et des femmes qui travaillent à ses côtés.