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Le marché agroalimentaire a toujours été segmenté. La nouveauté, c’est que les citoyens consommateurs veulent désormais y retrouver des produits et des marques qui correspondent aux choix qu’ils posent sur un certain nombre de débats sociétaux, ce qui crée de nouveaux segments « culturels ». En consommant ces produits, c’est leur identité qu’ils veulent exprimer. C’est en cela que l’on peut parler d’« archipélisation identitaire » de l’agroalimentaire.
La première partie de cet article en fait le constat, avant d’aborder les conséquences dans la seconde partie.
Philippe BRIFFAULT
Toutes les études récentes ne cessent de pointer l’élargissement croissant des fractures de la société française. Mais, contrairement à hier, elles ne séparent plus des groupes constitués en fonction de critères sociodémographiques objectifs (riches/pauvres, jeunes/vieux, actifs/chômeurs/retraités, niveaux de diplôme, etc.)
La structure de la société et les prises de position individuelles étaient alors plus lisibles et les évolutions se faisaient en fonction du passage d’un groupe à l’autre, lui-même lié à un enrichissement ou un changement de statut ou d’âge. De plus, par-delà les différences socio-économiques, ces groupes se retrouvaient sur un certain nombre de croyances ou de valeurs communes, ce qui permettait toujours de « faire société » et de créer du « commun ».
Aujourd’hui, ces fractures se créent plutôt en fonction de prises de position sur un certain nombre de sujets sociétaux qui transcendent les anciens clivages sociodémos. L’individu veut définir son identité par ses choix, plutôt que par ses caractéristiques objectives. Ces options « culturelles » peuvent certes être corrélées à des critères objectifs (comme l’habitat périurbain par exemple, facteur fédérateur important dans la crise des gilets jaunes), mais ils peuvent aussi s’expliquer par des facteurs divers, y compris les parcours individuels, comme les « épreuves de la vie » dont parle Pierre Rosanvallon dans son dernier livre (1).
La nouvelle société française qui se dessine ressemble donc à un « archipel d’îles s’ignorant les unes les autres ». C’est ainsi que la décrit Jérôme Fourquet dans le livre qui a récemment le mieux analysé cette évolution et a popularisé ce concept d’« archipel ».
Les prises de position individuelles dans de multiples débats sociétaux, comme le rapport au corps, le respect dû à l’animal, le genre, la place de la religion dans la vie, etc. créent des références culturelles communes entre des individus qui s’agrègent ainsi dans de multiples groupes aux intérêts divers. Cette fragmentation a des conséquences multiples, politiques bien sûr, mais également en matière de consommation.
En effet, on le sait depuis longtemps, consommer c’est aussi, par ses choix, exprimer quelque chose de son identité. On parlait par le passé de « signes extérieurs de richesse ». Aujourd’hui, beaucoup de produits ou de services deviennent des « signes extérieurs de choix culturels » et projettent à l’extérieur de soi l’identité que l’on se construit par ses prises de position dans ces débats.
Cette évolution est de plus en plus visible dans l’alimentaire, au point que l’on peut parler d’une « archipélisation identitaire » croissante de ce secteur. Les segmentations anciennes perdurent, mais sont complétées, ou remplacées, par celles qui se bâtissent sur des critères « culturels ». En voici quelques exemples.
Quelle place tient la religion dans ma vie et mes habitudes alimentaires ? Le halal comme premier segment « culturel » apparu dans les rayons.
C’est très certainement avec l’offre halal que l’on a vu se créer un premier segment dont la clé d’entrée transversale est un choix « culturel ». En très forte croissance, sa visibilité ne cesse de créer des polémiques, justement parce qu’il traduit une prise de position que d’autres ne partagent pas, voire ne comprennent pas.
(Les Échos/SIPA)
Quelle place est-ce que j’accorde au respect de la nature et de l’animal ?
La réponse à cette question a permis depuis plusieurs années le développement de produits, de marques, de services et de magasins alimentaires dont le poids est désormais majeur. C’est bien entendu le segment du bio qui a été le pionnier pour capter cette préoccupation du citoyen consommateur. Mais l’apparition de nouvelles préoccupations, en particulier sur le respect de l’animal, fait que de nouvelles offres de produits se sont développées pour permettre d’affirmer dans sa consommation ses choix éthiques sur ces sujets. On peut citer sur le marché des œufs la disparition chez beaucoup de marques de la pratique de l’élevage en batterie, y compris lorsque les œufs n’étaient qu’un des ingrédients du produit (voir par exemple le choix de Michel & Augustin sous la pression de L214 de rompre avec cet approvisionnement en 2016).
Désormais, c’est aussi la question du devenir des poules pondeuses qui a permis à Poulehouse de développer une offre originale garantissant que ses œufs « ne tuent pas les poules ».
Bien entendu, les positions les plus extrêmes, parfois liées à l’antispécisme peuvent aussi expliquer la baisse de la consommation de viande ou le développement des offres végétales. En effet, d’après la dernière enquête (2) des zooms de l’Observatoire Cetelem sur la prise en compte du bien-être animal, 58 % des Français déclarent avoir réduit leur consommation de viande pour des raisons éthiques et 63 % accepteraient de payer plus cher des produits s’ils garantissent le respect du bien-être animal.
Je veux que ma consommation influence la qualité de vie des producteurs et le tissu économique.
Ce choix sociétal a d’abord permis le développement du commerce équitable. Pour la première fois, certains consommateurs acceptaient de payer plus cher leurs produits alimentaires en ayant la garantie que cela entraînait une meilleure rémunération des producteurs à l’autre bout du monde. Max Havelaar a été le pionnier de cette démarche.
Aujourd’hui, la promesse s’est localisée, avec la marque C’est qui le patron, qui non seulement garantit une rémunération permettant aux producteurs d’être payés au juste prix et de pouvoir investir, mais permet également aux consommateurs d’être partie prenante des choix de la marque.
Pendant les confinements liés au COVID, les consommateurs se sont également tournés vers des produits locaux ou des magasins de proximité, parfois par simple contrainte, mais aussi souvent par volonté de contribuer à la survie du tissu économique local. Là encore, il s’agit d’un choix d’abord motivé par des choix sociétaux et culturels, avant même de se préoccuper des caractéristiques tangibles du produit lui-même.
#Blacklivesmatter : quand ma consommation traduit mes préoccupations politiques.
La montée en puissance du mouvement #Blacklivesmatter, d’abord aux États-Unis, puis dans le monde entier, a eu deux conséquences concrètes sur la consommation alimentaire. Tout d’abord, le choix chez certains, en particulier les Afro-Américains, de privilégier pour leur consommation les commerces, les restaurants ou les marques alimentaires dont les propriétaires sont noirs. C’est ainsi que des annuaires se sont développés, comme sur le site d’Oprah Winfrey (3), pour aider à ces choix de consommation exprimant là encore des prises de position politiques et culturelles.
Le mouvement a aussi eu des conséquences sur des marques historiques de l’alimentaire. C’est ainsi que le groupe Mars a dû, sous la pression et pour éviter un mouvement de boycott, changer Uncle Ben’s en Ben’s Original, enlevant en même temps le portrait iconique qui ornait les packs de riz depuis la création de la marque.
Pour pousser à l’extrême la logique de ces prises de position exprimées au travers des produits que l’on consomme, on peut revenir sur la polémique des produits de la marque True Fruits chez Monoprix. La présence sur la bouteille d’un slogan anti-police a conduit au retrait des jus de fruits des rayons de Monoprix. Mais si demain les mêmes produits sont proposés dans des magasins « identitaires » et que certains consommateurs veulent les acheter, car cela correspond à leurs positions politiques, est-ce que la décision de ces distributeurs sera la même (nonobstant bien sûr les éventuels recours légaux) ?
Ma consommation exprime mon rejet d’un modèle économique.
Les choix de consommer local ou équitable (local ou lointain) expriment déjà souvent une certaine attitude de rejet du système ultralibéral ou mondialisé. Mais de nouvelles marques jouent également avec ces choix structurants pour se différencier. C’est le cas par exemple de la marque de chocolat Tony’s Chocolonely (4) qui garantit à ses consommateurs une production de chocolat 100 % sans recours à l’esclavage (« moderne » précisent-ils).
C’est également le cas du service de livraison express de courses Gorillas qui, pour se distinguer de ses concurrents, prend soin de préciser sur ses affiches que ses livreurs bénéficient de CDI, manière de ne pas être taxé de participer à l’« ubérisation » de l’économie.
(Olivier Dauvers)
En guise de conclusion provisoire…
Au travers de tous ces exemples que l’on pourrait multiplier, on s’aperçoit d’une fragmentation croissante de l’univers agroalimentaire. En effet, aux segmentations passées, dont beaucoup demeurent (par goût, par qualité, par origine des ingrédients, par mode d’élaboration, etc.) s’en ajoutent de nouvelles. Celles-ci se construisent désormais sur la base de choix sociétaux que le consommateur fait dans différents débats. Sa consommation lui permet de mettre en cohérence ses choix et ses achats et d’exprimer à travers eux son identité (« je suis ce que j’achète »).
Quelles sont alors les conséquences probables, pour beaucoup déjà visibles, pour l’ensemble de la chaîne, du producteur au distributeur, en passant par les marques de cette hyperfragmentation croissante de l’univers alimentaire ; de cette « archipélisation », pour reprendre le concept de Jérôme Fourquet ?
C’est ce que nous verrons dans la seconde partie de cet article.
(1) Les épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Seuil, Paris, 2021.
(3) https://www.oprahdaily.com/life/a32731286/black-owned-businesses/
(4) https://tonyschocolonely.com/fr/fr